sexta-feira, 20 de novembro de 2009

Les mains et l'esprit

Les Anciens dépréciaient le travail manuel, sans doute parce qu'ils le confiaient généralement aux esclaves. Sénèque écrit quelque part que la sagesse ne s'abaisse pas jusqu'à diriger l'oeuvre des mains. Il aurait pu penser que les innombrables ouvriers qui, sous la direction de Phidias, avaient édifié ce prodige de beauté qu'est le Parthénon, avaient rendu à l'Esprit un plus haut témoignage que l'essaim des sophistes oisifs qui bourdonnait à la même époque dans les rues d'Athènes.

On exalte aujourd'hui ce même travail matériel, mais trop souvent hélas! non pour sa fécondité intrinsèque, mais à des fins idéologiques et politiques: flatter des travailleurs est encore une façon de les exploiter...

Essayons d'y voir clair. J'ai l'humble privilège d'être un travailleur de l'esprit qui a longtemps travaillé de ses mains. Et je récuse la dichotomie entre ces deux formes de travail. Car, si l'on peut penser sans bouger les mains, on ne peut pas user de la main sans penser, sauf pour les travaux dégradés en automatismes.

Mais cette dégradation est aussi fréquente et plus nocive dans le domaine de la pensée et de la parole. Combien de pseudo-intellectuels programmés par telle ou telle idéologie débitent les idées et les mots suivant un processus aussi mécanique et prévisible que le geste du tisserand poussant sa navette! Avec cette différence aggravante que le manuel, même sans penser, fait oeuvre utile pour le prochain tandis que l'intellectuel, s'il ne pense pas ou s'il pense mal, exerce une influence stérilisante sur la pensée des autres. Faut-il évoquer le laminage des cerveaux par l'information déformée et déformante et les propagandes? On nous sature les oreilles du mythe de la créativité alors qu'on rogne jusqu'au néant le sens critique, condition indispensable d'une création intellectuelle authentique.

Toute la dignité de l'homme est dans la pensée, disait Pascal. Mais le pires menaces qui pèsent sur l'homme sont aussi la pensée. Et c'est là qu'éclate---en fait, sinon en droit---la supériorité du travail des mains sur les tâches de l'esprit.

Le travail des mains nous offre l'antidote contre toutes les possibilités de légèreté et d'illusion dont s'accompagne l'exercice désincarné de l'intelligence. Tout est possible et tout est permis dans se domaine; on peut se tromper soi-même et tromper les autres; les sanctions de l'erreur et de la malfaçon sont imprécises et lointaines; aussi voit-on proliférer "la race bavarde des savants d'illusion'' dont parlait déjà Platon. Rien de tel pour le labeur matériel: l'oeuvre y juge l'ouvrier sans délai et sans appel.

Et comme il exclut l'illusion, le travail des mains laisse aussi très peu de marge à la tentation de la facilité, du laisser-aller. On peut toujours se tromper, voire se contredire, dans le domaine intellectuel et moral; l'immatérialité y a pour rançon une plasticité indéfinie, ce qui permet impunément tous les défis à l'ordre des choses et au bon sens. Mais la matière, avec ses sanctions brutales et "irréversibles'', nous enseigne impitoyablement le sérieux dans l'action. Un instant d'inattention ou d'élaboration de quelque chimère n'entraînent aucun dommage immédiat pour le philosophe ou le politicien en chambre (aussi s'en donnent-ils à coeur-joie...), mais la même distraction ou la même pousée de créativité aberrante chez la cuisinière ou l'agriculteur se traduisent par le plat immangeable ou la récolte perdue. Et ce n'est pas une pirouette intellectuelle ou morale qui réparera le dommage...

C'est la grande leçon que les mains donnent à l'esprit. Tout serait sauvé si les hommes de pensée apprenaient à obéir librement aux lois du monde invisible avec cette attention rigoureuse et ce sens des responsabilités que les lois du monde physique imposent aux travailleurs manuels...

Fonte: Revista "Itinéraires" (Billets, 18 juin 1976)