segunda-feira, 3 de dezembro de 2012

"L'amour et l'occident"

Ce livre1 peut choquer --- j'avoue personnellement qu'il froisse mon sens catholique de l'unité et de l'harmonie --- mais il est impossible qu'il ne touche pas. Une pensée ardente et créatrice s'y déploie; les idées sont neuves, la langue est neuve; l'erudition (qui ne laisse pas d'être considérable) est si bien amalgamée à la vivante originalité des thèses qu'elle perd toute pesanteur; tout cela se lit avec intéret et se relit avec passion. Que M. de Rougemont voie toujours juste, je ne me chargerai pas de l'établir: ce qui est certain, c'est qu'il voit toujours loin et profond, et il advient souvent que l'esprit, entraîné par sa dialectique, a besoin de se raidir contre cette séduction qui émane de toute profondeur, même si cette profondeur est erronée.

M. de Rougemont s'attache à creuser la notion occidentale de l'amour des sexes, de cet amour "idéal" hanté d'absolu et éternellement insatisfait. Il en trouve l'essence dans le mythe médiéval de Tristan et d'Iseult, dont il donne une interprétation aussi nouvelle qu'étincelante. Selon lui, cette forme courtoise et chevaleresque de la passion, née au moyen âge, cet amour qui liait le chevalier à sa dame, procède historiquement de l'hérésie manichéenne des Albigeois: il est d'origine essentiellement religieuse; loin d'être, comme on le croit communément, une sublimation de l'amour sensible, il représente une dégradation de l'amour spirituel, une déviation de l'élan mystique. La sexualité ne joue ici qu'un rôle extérieur et matériel, elle est un prétexte, un vêtement; l'âme de cet amour, c'est le retrait de l'inspiration religieuse sur elle-même, l'isolement narcissique du désir et, par conséquent, que les amants le sachent ou qu'ils l'ignorent, la négation de tout amour et de toute vie authentiques (la sexualité y comprise!) et ce culte secret de la mort qui réside au fond de toute mystique invertie. D'où ce caractère tragique de la passion, les obstacles qu'elle rencontre, la "pureté" inhumainde qu'elle exige et le trépas qui la couronne. "Une seule réponse est ici digne du mythe; Tristan et Iseult ne s'aiment pas, ils l'ont dit et tout le confirme... Tristan aime à se sentir aimé bien plus qu'il n'aime Iseult la blonde. Et Iseult ne fait rien pour retenir Tristan près d'elle, il lui suffit de son rêve passionné. Ils ont besoin l'un de l'autre pour brûler, mais non de l'autre tel qu'il est; et non de la présence de l'autre, mais bien plutôt de son absence! La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même... D'où les obstacles multipliés par le roman; d'où l'indifférence étonnante de ces complices d'un même rêve au sein duquel chacun reste seul; d'où le crescendo romanesque et la mortelle apothéose... L'amour de l'amour dissimule une passion beaucoup plus terrible, une volonté profondément inavouable: sans le savoir, les amants, malgré eux, n'ont jamais désiré que la mort!" Condamnés, comme tous les idolâtres, à boire leur propre soif, Tristan et Iseult se heurtent à l'impossible et font de l'amour une route de soufrances qui débouche sur la mort. Mais ce qui les torture ainsi, ce n'est pas l'autre, ce n'est pas l'amour de l'autre, c'est leur moi aimant qui, replié sur lui-même, tente vainement de boucler la boucle divine.

Parti du moyen âge, l'auteur étudie, avec cette espèce de pénétration magnétique qui est l'âme de son talent, les multiples dégradations du mythe de Tristan et d'Iseult dans la littérature et les moeurs. Qu'il s'agisse de Don Juan (cette antithèse manichéenne de Tristan), de Werther, de René ou d'Adolphe, ou de ces Tristan diminués qui courent d'une Iseult à l'autre et dont "l'amour", fruit d'une double impuissance, n'est qu'un mélange de rêverie sentimentale et de boue charnelle, tous ces hommes communient, sous des espèces diverses, au même irréalisme et à la même folie; on constate chez tous la même opposition entre ce qu'ils appellent l'amour et les nécessités biologiques et morales de la nature humaine: l'amour pour eux est ce qui tue, ce qui brûle à grand feu les grandes âmes, à petit feu, voire à feu doux, les petites. Et le mariage, dans la mesure où il tient compte des nécessités de la vie animale et sociale, devient logiquement le tombeau de l'amour.

M. de Rougemont conclut par une analyse constructive. Face au problème de l'antinomie entre l'amour et le mariage, quelle est la voie de salut? Dans la réforme de l'amour. Il faut que la passion romanesque (qui n'est qu'une forme déguisée de l'adoration de soi) s'efface devant l'affection pour l'autre et la fidélité créatrice envers une personne étrangère aimée telle qu'elle est et choisie librement, arbitrairement entre toutes, au-dessus de toutes les promesses et de toutes les menaces du destin. "Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n'est pas dire à Mlle Untel: "Vous êtes l'idéal de mes rêves, vous comblez et au-delà tous mes désirs, vous êtes l'Iseult toute belle et désirable dont je veux être le Tristan". Car ce sera là mentir et l'on ne peut rien fonder qui dure sur le mensonge... Choisir une femme pour en faire son épouse, c'est dire à Mlle Untel: "Je veux vivre avec vous telle que vous êtes... et voilà la seule preuve que je vous aime" ". Ce choix s'opère, suivant le mot de Kierkegaard, "par la vertu de l'absurde": c'est un saut définitif dans l'inconnu, une sorte de geste créateur qui se déploie sna connaître ses vrais causes, son vrai sens et sa vraie fin. "La fidélité est sans raisons---ou elle n'est pas--- comme tout ce qui porte une chance de grandeur"...

1. Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, Plon, collection "Présences".

* * *

On pourrait quereller longuement M. de Rougemont sur ce qu'il dit, et sur ce qu'il ne dit pas: une pensée aussi riche que la sienne est grosse de discussions infinies. Je me bornerai à effleurer deux points: le mythe de "l'amour courtois" et le fondement de la fidélité conjugale.

Le problème de l'amour idéalisé me paraît beaucoup plus complexe dans ses données et sa solution que la thèse de M. de Rougemont ne la laisse pressentir. J'ai peine à croire que cet amour soit formellement une hérésie religieuse; j'y vois plutôt une tentative, infiniment fragile et menacée, de divinisation de l'amour humain. dans tous les domaines, le romantisme est un pas qu'il faut franchir pour parvenir à la pleine possession de la réalité spirituelle: l'illusion est au seil de toutes les grandes choses. ---Narcissisme? Soit. mais quel amour ici-bas, y compris l'amour divin--- les mystiques le disent assez" --- ne commence pas au narcissisme? Inadaptation au réel et culte de la mort? Il est clair --- et c'est en ceci que la position de M. de Rougemont est forte --- que cet élan dirigé vers la rálité éternelle e la personne, mais en même temps si imparfait, si offusqué par les vapeurs de la chair et du moi, verse fatalement, s'il manque son but, dans le culte de la mort --- ou de la boue. Il n'y a pas de fausses grandeurs, il n'y a que des grandeurs avortées. Le rêve est dépassé dans la Divine Comédie (cette Béatrice irréelle dont les yeux ne renvoyaient d'abord au poète que sa propre image, devient le miroir humain en qui la divinité se reflète); il ne l'est pas dans le Roman de Tristan et d'Iseult. L'hérésie que dénonce l'auteur n'est pas dans l'amour romanesque en soi; elle est dans l'amour romanesque qui refuse de mûrir.

Une atmosphère de grandeur inhumaine entoure, chez M. de Rougemont, le drame (car c'en est un) de la fidélité des époux. Déçu par l'absurdité de la passion, l'auteur se retourne tout d'une pièce vers l'absurdité du vouloir: le seul fondement le l'amour réside pour lui dans une crispation héroïque de la volonté créatrice. Je vois là un "personnalisme" qui me semble empiéter un peu sur les droits de la personne divine: le monde --- y compris l'amour des sexes --- me semble beaucoup plus créé, beaucoup plus achevé que l'accent général du livre nous le ferait croire! J'y vois aussi un irrationalisme périlleux. M. de Rougemont reste captif de l'affectivisme absolu du romantisme: il se borne à revêtir cet affectivisme d'austérité et de grandeur. Mais je ne crois pas à la vertu de l'absurde, même quand l'absurde se marie à l'héroïsme! Ce cri: "Je t'aimerai toujours!" ne peut avoir pour caution dernière que la conscience d'un amour appréhendé en nous comme éternel, comme inhérent à l'essence même de notre âme; il n'engage l'avenir que dans la mesure où il dépasse le temps: je sais que je t'aimerai toujours comme je sais que je serai toujours moi-même. La fidélité des amants s'appuie sur cette perception intérieure d'un sentiment éternel en qui l'éternelle volonté de Dieu se traduit plutôt que sur un décret arbitrairemente éternel de notre propre volonté. Elle se réfère à cette évidence: Dieu nous a créés tels que nous devons nous aimer toujours, et non à cette résolution: notre volonté créera notre amour! M. de Rougemont pousse sa réaction contre le romantisme jusqu'à... un nouveau romantisme! Au subjectivisme de l'imagination qu'il dénonce avec tant d'éclat, il substitue un subjectivisme de la volonté. L'époux qui est fidèle "sans raisons" n'est fidèle qu'à lui-même, et cela --- je fais appel à tous ceux qui aiment --- cela n'est pas de l'amour! L'amour vrai, sentiment d'une communios immortelle, présence vécue le l'autre en nous, englobe et dépasse l'amour-passion et l'amour-volonté: il a besoin, certes, de l'un et de l'autre (une partie de son charme et de son élan sort de la passion et la volonté le protège contre la fragilité de l'eternel m^lé au temps), mais l'un et l'autre, dès qu'on veut en faire le tout de l'amour, se ramènent à deux formes opposées de l'amour de soi.

L'auteur dénonce comme étranger à l'amour l'amo amare des amants courtois; son volo amare, pour être plus près de la grandeur, n'en reste pas moins loin de l'amour: le cercle du moi n'est pas franchi. On conçoit très bien, aux antipodes du Tristan romantique, le suicide actif d'un Tristan "personnaliste" rivé, en vertu de son élection arbitraire et de sa foi en l'absurde, auprès d'une Iseult aussi fermée et aussi lointaine que la reine aux cheveux d'or du mythe médiéval. Qui pourrait nier --- et M. de Rougemont a montré cela avec une inégalable grandeur --- que l'élan aride de la volonté et la confiance en l'absurde (en un absurde apparent derrière lequel se dissimule une raison supérieure) ne soit nécessaire, aux heures de crise, pour assurer la fidélité et purifier l'amour? Mais ce rôle du vouloir ne peut être que secondaire et accidental; il tient à la misérable condition de l'homme et non à la nature de l'amour. La fidélité, dans son essence, ne repose pas sur un acte gratuit de la volonté, mais sur la conscience et l'attrait de l'éternel.

Temps présent (21 juillet 1939)


Fonte: "Gustave Thibon" - Les Dossiers H - Ed. L'Age d'Homme - 2012

sábado, 1 de dezembro de 2012

La misère et l'amour

Je relisais dernièrement l'essai de Péguy sur le Jean Coste d'Antonin Lavergne. J'y retrouvais, comme partout ailleurs chez Péguy, ce sérieux profond qui situe spontanément sa pensée au coeur éternel des problèmes. L'essai sur Jean Coste date, je crois, des environs de 1900. Péguy, qui ne devait accéder à la foi explicite que plus tard, Péguy encore imbu de tous les mythes de l'époque mais pressentant dejà la vérité centrale que ces mythes exploitaient en la déformant, retrouve, en vertu le la seule densité intérieure de sa pensée, la racine humaine et divine des questions qui le tourmentent. Le langage de ce militant socialiste est déjà théologique et presque théologal: tout ce que l'âme humaine a de "naturellement chrétien" s'exprime ici dans sa force. Il est en effect un degré de réalisme et de profondeur à partir duquel l'homme rejoint fatalement la vérité chrétienne. Dès que l'incroyante est assez pur dans sa pensée et dans son coeur, c'est Dieu qu'il étreint sans connaître encore son nom...

Dans l'essai sur Jean Coste, Péguy distingue, avec une pénétration qui atteint d'emblée le noeud vital du débat, entre le problème de la misère et le problème de l'égalité. Le sentiment de fraternité qui nous incline à la pitié envers les déshérités, n'a pas de commune mesure avec la fièvre d'égalité qu'alimente l'envie à l'égard des privilégiés: "Autant il est passionnant, inquiétant de savoir qu'il a encore des hommes dans la misère, autant il m'est égal de savoir si, hors de la misère, les hommes ont des morceaux plus ou moins grans de fortune". L'amour des pauvres est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les peuples, de toutes les formes de civilisation, il faut partie du patrimoine essentiel de l'humanité: celui qui, en face des misérables, ne sent pas son coeur se déchirer et s'ouvrir n'est pas pleinement un homme. L'égalitarisme au contraire ne fleurit qu'aux époques d'anarchie et de décadence: il n'est qu'une excroissance accidentalle et souvent impure sur le visage éternel de la charité.

La confusion a existé cependant, et Péguy l'a jugée assez dangereuse pour croire devoir la dénoncer. C'est un des spectacles plus affligeants du monde moderne que la prostitution des sentiments éternels de l'humanité aux jeux mutilants de la plus basse des politiques: celle des partis. Depuis 1789, l'amour des pauvres fut mis sans vergogne au service de la révolte et d l'utopie égalitaires; il devint une espèce de monopole, d'exclusivité des partis de gauche. Quant aux partis dits de droite, ils favorisèrent trop souvent cette usurpation, soit par leur inertie, soit par leur ignorance des exigences de la justice et de l'amout. Comme si la fraternité commençait en 1789! Sans parler des morales antiques et païennes, est-ce que l'enseignement du Christ était de droite ou de gauche? Et peut-on mettre une étiquette politique sur saint Vicent de Paul dont le spetacle de la misère humaine ravageait le coeur ou sur Bossuet rappelant aux grands l'éminente dignité des pauvres dans l'Église? En réalité --- on a honte d'insister sur cette évidence --- l'amour des pauvres n'est ni de droite ni de gauche; il est de partout, il est du ciel qui domine, éclaire et féconde les quatre coins de l'univers.

L'amour des pauvres vient du ciel, et il décline dans le coeur des hommes à mesure que ceux-ci s'éloignent du ciel. A-t-il jamais été plus bas qu'aujourd'hui? Plus la misère grandit, plus la pitié décroit: la plupart des hommes n'ont d'yeux et de coeur que pour eux-mêmes. Dans une époque où l'absourdité de l'égoïsme éclate avec une évidence solaire, il est encore des Français, il est encore des chrétiens qui songent à se sauver seuls. Grâce à leur fortune ou à leurs moyens d'échange, ils échappent à la disette générale, et ils ne songent pas un instant devant leur table bien garnie ou leur armoire aux réserves qu'ils se repaissent de la faim des autres. Ils ressemblent à un passager qui, encore au sec dans sa cabine du pont supérieur, ne s'inquiétarait pas de l'eau qui emplit les cales... Si l'on ne savait que le premier effet de l'égoïsme est de rendre l'homme insensible à son propre intérêt, on serait tenté de leur crier: par pitié pour vous-mêmes, songez aux autres!

Ces privilégiés sont rares, peut-on répondre, et nous sommes tous plus ou moins misérables. Raison de plus pour se pencher sur les autres et pour partager les maigres biens que la Providence nous envoie. En provençal, on appelle "aumône fleurie" l'aumône qu'un pauvre fait à un autre pauvre. Ne laissons pas s'écouler les sombres heures présentes sans cultiver cette fleur de charité.

Je songe surtout à ceux qui, sans prendre conscience de leurs devoirs personnels, attendent mollement d'être sauvés par les autres. Se doutent-ils qu'il existe, à la portée de leur coeur et de leurs mains, des malheureux qui attendent d'être sauvés par eux? Tant qu'un seul Français souffrira de la faim par notre faute, ne cherchons pas trop à l'étranger les causes de notre malheur et les raisons de notre espérance. Le gage le plus certain de notre salut est notre communion intérieure, notre amour vivant et agissant du prochain. Et peut-être est-ce là le signe que Dieu attend pour nous accorder notre délivrance extérieure. Car ceux-là seuls méritent de vivre qui vivent au-delà d'eux-mêmes...

Demain (23 août 1942)

Fonte: "Gustave Thibon" - Les Dossiers H - L'Age d'Homme - 2012