terça-feira, 19 de janeiro de 2010

L'ordre et la liberté

A la suite d'un article où j'exprimais ma désapprobation à l'égard du climat de licence et de violence qui règne de plus en plus en France, un lecteur m'écrit les mots suivants: "Vous, les hommes de droit vous ne changerez jamais: vous préfererez toujours l'ordre a la liberté."

Cet argument étant devenu un slogan des milieux de gauche, je me permets d'y répondre publiquement.

Je ne préfère pas l'ordre à la liberté, ces deux choses n'en faisant qu'une à mes yeux. Il n'y a pas d'ordre sans liberté: un corps, par exemple est a'autant mieux ordonée que ses organes fonctionnent plus librement, chacun à sa place et dans ses limites. Réciproquement, il n'y a pas de vraie liberté sans ordre: dans un corps déréglé par une grave maladie, les organes sont gênés dans leurs fonctions, la digestion, la respiration ne sont plus "libres". Et c'est vrai aussi pour la société: imaginez une ville livrée à l'émeute et au pillage par la carence des "forces de l'ordre"; chacun y tremble pour ses biens et pour sa vie, n'ose plus sortir ni s'exprimer---personne n'est libre...

Cela étant, voici ma position. Je défends toutes les libertés, à condition qu'elles soient compatibles avec l'ordre. Une certaine gauche au contraire exalte et revendique toutes les libertés, même si elles doivent entraíner le désordre: grèves disloquant l'économie, manifestations tournant à l'émeute, agitation universitaire paralysant les études, publications et spectacles pornographiques avilissant le sexe, séparatismes provinciaux ébranlant l'unité nationale, libération de la contraception et de l'avortement menaçant la famille et la société, etc...

Mais qu'arrive-t-il en fait dès que cette subversion amène l'homme de gauche au pouvoir? Il n'est plus question alors de liberté: c'est l'ordre qui mobilise toutes les préoccupations des nouveaux maítres et un ordre plus rigoureux, plus inhumain que le précédent. Où en est le l'autre côté du rideau de fer, la liberté de s'exprimer, de s'associer, de réagir, contre le pouvoir par la grève ou des manifestations, d'enseigner une philosophie ou une religion non conforme à l'orthodoxie régnante? Peut-on rêver mieux en fait de subordination de la liberté à l'ordre?

En cela, à l'exception de quelques illuminés sincères qui seront balayés par l'ordre nouveau, les chefs révolutionnaires le savent bien. Ce qu'ils cherchent ce n'est pas la liberté, c'est le pouvoir---leur pouvoir. Ils ne font scintiller le mirage d'une liberté impossible que pour mieux étouffer les libertés réelles. La liberté, dans leur bouche, c'est l'appât sous lequel se dissimule l'hameçon du pêcheur, c'est le miroir aux alouettes qui attire les oiseaux dans le champ de tir du chasseur...

Ecoeuré par cette contradiction entre les promesses et les faits, des hommes de gauche loyaux et lucides clament aujourd'hui leur indignation. Parmi eux, Clavel, Revel et Etiemble. Ce dernier, après avoir attendu de la révolution russe, puis de la révolution chinoise la réalisation de son idéal socialiste, nous avoue son ultime déception: "Je ne m'intéresserai plus jamais à cette révolution chinoise dans laquelle j'avais mis mes derniers espoirs..."

Est-ce que tant d'expériences négatives ne suffisent pas? Est-ce que, dans nos pays occidentaux, les peuples hésiteront longtemps entre les démagogues qui préparent l'esclavage sous le masque trompeur d'une liberté chimérique et ceux qui luttent pour sauver les vrais libertés en les insérant dans un ordre conforme à la nature de l'homme? Entre ceux qui tendent un piège et ceux qui essayent d'ouvrir une issue?

Il reste cependant encore quelques idéalistes qui espèrent obstinément l'impossible. Témoin un article récent commentant le livre d'Etiemble et où l'auteur affirme sa foi dans "le vrai, le chaleureux socialisme des hommes contre le glacial socialisme de la bureaucratie." Je vois là une transposition de la foi et de l'espérance religieuses sur le plan social et politique. Ce lui qui croit en Dieu ne vacille pas sous les démentis de l'expérience: les triomphes apparents du mal ne l'ébranlent pas dans sa conviction que le bien absolu aura finalement le dernier mot, sinon dans le temps, du mois dans l'éternité. Selon le mot de l'Apôtre, "il espère contre l'espoir." C'est pour cela que la foi et l'espérance religieuses sont des vertus surnaturelles. Mais les options sociales et politiques relèvent de la sagesse et de l'expérience temporelles et leurs conséquences, positives ou négatives, se vérifient exclusivement en ce monde. "Le salut des âmes se fait dans le ciel, celui des cités se fait en ce monde", disait Richelieu. Que dirait-on d'un médecin qui, après avoir constaté cent fois l'effet nocif d'un remède, s'obstinerait à le prescrire sous prétexte qu'il y croit de toute son âme et que rien ne peut altérer sa foi? Les derniers croyants du socialisme à visage humain se comportent pourtant ainsi a l'égard du corps social. L'instinct surnaturel avorté nourrit les utopies antinaturelles...

Fonte: Revista "Itinéraires" (Billets, 13 août 1976)