quarta-feira, 16 de dezembro de 2009

Sur la tradition

On me reproche---ou on me loue---d'être traditionaliste. Je réponds: qu'est-ce qu'une tradition? Le mot vient du latin "tradere": livrer, transmettre. Dans ce sens très large, personne n'échappe à la tradition: nous sommes tous les héritiers d'un immense capital de doctrines, de moeurs et d'usages qui est la base et l'aliment de toute civilisation. Nous pouvons répudier une partie de cet héritage mais ce refus lui-même s'inscrit à la suite d'un courant issu du même héritage. Car il y a une tradition révolutionnaire aussi ancienne que la tradition conservatrice: le mythe de l'anticulture par exemple dont on nous rebat les oreilles traduit, non la négation pure et simple de toute culture, mais le conflit entre deux conceptions de la culture---phénomène qui se reproduit à chaque tournant de l'histoire. Jamais d'innovation absolue. Au jeune poète qui lui disait: "je ne veux rien savoir de ce qu'on a dit avant moi", Goethe répondit: "si je comprends bien, vous vous suffisez pour être un imbécile." L'animal seul n'a pas de passé, mais dans un autre sens il n'est que passé puisqu'il répète sans fin les gestes de ses prédécesseurs.

Il ne s'agit donc pas d'accueillir ou de repousser la tradition, mais de choisir entre les traditions. Quels sont les critères de discernement?

La vendetta fut longtemps en Corse une solide tradition. De même, en Chine, la "réduction" des pieds des petites filles. Ou encore dans certaines régions, la couvade, curieux usage qui consistait en ceci que l'époux se mettait au lit aussitôt après l'accouchement de sa femme et recevait les félicitations et les soins normalement destinés à la maman.

Si traditionalisme que je sois, la disparition de ces étranges ou cruelles contumes ne me cause aucun chagrin.

Par contre, je me sens invinciblement attaché aux traditions locales concernant la cuisine, le vêtement, les métiers, les arts, les rites sociaux et religieux, etc. qui sont le fruit d'une expérience et d'une sagesse séculaires et qui donnent au visage du monde habité cette inépuisable diversité sans laquelle l'unité n'est qu'uniformité et abstraction.

De telles traditions sont le terrain nourricier où s'enracine la plante humaine et dont l'érosion laisse celle-ci sans couler et sans vigueur.

Mais l'homme---Platon le disait déjà---est une plante enracinée à la fois dans la terre et dans le ciel. Au-dessus de toutes les traditions de temps et de lieux, il y a une sagesse immuable et éternelle, commune aux êtres supérieurs de tous les temps et de tous les lieux et qui, transmise de génération en génération, nous révèle simultanément les limites et la misère de l'homme et son inépuisable soif d'une perfection qui est au-delà de l'humain.

Cet héritage sacré de lucidité et d'espérance que le monde moderne, oscillant entre l'utopie et le désepoir, ignore ou repousse, je m'y accroche de tout ce qui en moi refuse le néant et le mensonge. C'est l'étoile fixe dont le reflet dans les eaux du temps devient bouée de sauvetage...

Parlera-t-on d'immobilisme? Bien sûr la tradition a ses dangers. Il y a la tradition-source et la tradition-gel, la seconde en général succédant à la première dès que se refroidit l'inspiration originelle et que la lettre étouffe l'esprit: on voit alors se figer les rites en formalismes, la vertu en moralisme, l'art en académisme, etc. Ce qui incline à renier la source alors qu'il suffit de briser la glace. Le vrai traditionaliste n'est pas conservateur: il sait trop bien que la stérilisation est le procédé commun à toutes les fabrications de conserves. La tradition n'exclut pas la liberté créatrice: elle la nourrit de toute l'expérience du passé et de l'éternel et elle l'oriente dans le sens d'un perfectionnement. Depuis quand l'étoile polaire entrave-t-elle la marche d'un voyageur.

Vaut-il mieux céder à la fièvre d'un changement sans but et sans garde-fous? "Mutantur, non in melius, sed in aliud" (on ne cherche pas ce qui est meilleur, mais ce qui est nouveau), disait le vieux Sénèque. La succession des modes, le culte des "anti", la réformite aiguë (voir par exemple la ronde effrenée des lois sur l'ensignement...) vérifient scandaleusement ce diagnostic. En fait l'agitation n'est que le revers de l'immobilisme: la feuille morte qui voltige à tous les vents n'a aucune supériorité sur la pierre inerté.

Un autre reproche: l'attachement stérilisant au passé. Je répondrai que nous ne pouvons plus rien pour le passé et que celui-ci ne m'intéresse qu'en fonction du présent et du futur. Quand je vois pourrir les racines d'un arbre, je pense surtout aux fleurs et aux fruits qui avorteront demain faute de sève. C'est l'avertissement que donnait déjà Chateaubriand aux novateurs écervelés de son temps: "Gardons-nous d'ébrandler les colonnes du temple: on peut abattre sur soi l'avenir."

Fonte: Revista "Itinéraires" (Billets, 11 juin 1976)