domingo, 30 de maio de 2010

Poésie & traduction

P.B. -- Philippe Barthelet
G.Th. -- Gustave Thibon

P.B.
Il y a une évidente analogie entre le métier de poète et celui de traducteur: Simone Weil l'a souligné, après Proust. Que si le poète est par excellence le traducteur de la langue secrète de la nature, du "language des fleurs et des choses muettes", le traducteur de poèmes devient un traducteur à la seconde puissance... Eugenio Montale ne permettait que l'on traduisît ses poèmes, qu'a à la condition que le traducteur fût lui-memê poète, et qui'il fît un poème sur son poème...

G.Th.
J'ai toujours pensé ainsi, ayant un peu traduit moi-même. L'essence de la poésie est d'être intraduisible: alors, il faut recréer. Il faut retrouver l'équivalent, non seulemente des mots, qui souvent n'existent pas dans une autre langue, mais encore des rythmes, de la musique des vers que la traduction dénature. Au-delà du corps de la poésie---une structure verbale qui, réduite à elle-même, n'est qu'un squelette---il faut restituer l'âme du poète, faire ressentir l'émotion qu'il nous donne dans sa langue originelle. C'est pourquoi l'important pour un traducteur est moins de connaître la langue étrangère quíl doit traduire, que de maîtriser sa propre langue, dans laquelle il traduit. Baudelaire connaissait l'anglais sans doute beaucoup plus mal que foule d'anglicistes de son époque---mais sa traduction de Poe est insurpassable.

La traduction de la poésie porte tous les paradoxes de la traduction à la second puissance. Prenez par exemple Lorca. Comment le rendre, Seigneur! il est tout en assonances, en évocations...

¡ Oh pena de los gitanos,
pena limpia y siempre sola
y madrugada remota... !

madrugada, c'est l'heure qui précède l'aurore---et remota, repoussée. En français, comment dire? Aurore retardée, aurore renvoyée... En espagnol, c'est la nostalgie d'une aurore qui n'arrive jamais, la nuit qui s'étire indéfiniment. Il ne fait jamais jour... Je n'ai pas essayé de le traduire: il faudrait recréer complètement.

De Lorca toujours, L'Élegie à Jeanne la Folle, Juana la Loca:

Princesa enamorada y no correspondida...

Littéralement: "princesse amoureuse et non correspondue"---non payée de retour. L'expression est courante en espagnol: à qui se dit amoureux, on demande aussitôt: "¿Estás corespondido?" "Est-ce réciproque? " La traduction que donne la Pléiade est une réussite:

Princesse dont l'amour demeura sans écho.

Il n'y a pas écho dans Lorca: c'est tout à fait infidèle et du même coup parfaitement restitué.

Il en va ainsi dans toutes les langues. Mistral l'a démontré par l'absurde en traduisant lui-même ses poèmes en français---version très médiocre au regard de l'original, au point qu'on se demande s'il ne l'a pas expressément voulu ainsi... Et quoi de plus ennuyeux que la poésie de Pouchkine en français, alors que c'est paraît en russe une merveille incomparable? Les pièges sont partout, dans les mots, dans leur portée, leur vibration subtile, leur agencement---tous ces impondérables qui sont la poésie même. Prenez le vers d'Eliot sur la vieileese, dont j'éprouve la vérité tous les jours:

The bitter tastelessness of shadow fruit

"L'amère insipidité du fruit fantôme"? Oui et non, plutôt non---et dans l'autre sens, essayez de traduire en allemand "La fille de Minos et de Pasiphaé: "Die Tochter Minos und Pasiphae"---c'est une fiche d'état civil...

Tous les grands traducteurs ont su recréer les oeuvres qu'ils ont traduites---et Baudelaire au premier rang d'entre eux. Encore une fois, c'est absolument indispensable. Le pire écueil d'une traduction n'est pas le contresens, mais l'aplatissement. Quand on lit une traducion dont on connaît la langue d'origine, on peu même retituer le mot étranger qui a été aplati...

P.B.
Mais sous prétexte d'une exactitude qui est le véritable contresens, on est envahi de savantes traductions litérales...

G.Th.
Cette mode est une abomination. Pourquoi s'arrêter en si bon chemin? On devrait, par scrupule scientifique, transposer mot à mot. Imaginons Virgile, par exemple:

Majoresque cadunt altis de montibus umbrae

Traduisons donc san peur: "Et plus grandes tombent des hauts monts les ombres"... Je préfère jusqu'à nouvel ordre la traduction de Valéry:

Et les ombres des monts grandissent jusqu'à nous.

P.B.
C'est à la mode exacte qu'un professeur à la Sorbonne a traduit le Zarathoustra. On n'est pas loin de Monsieur Jourdain traducteur...

G.Th.
Cela confine à la mauvaise action... Traduire veut dire acclimater une ouvre au génie d'une autre langue. La traduction par Luther du Cantique des cantiques, par exemple, c'est un verger de Souabe au printemps; on s'y promène parmi des cerisiers en fleur. Ou la traduction du Faust par Gérard de Nerval: il paraît---je ne l'ai pas vérifié---qu'elle serait bourrée de contresens. Et pourtant Goethe a écrit à son traducteur: "Je ne m'étais jamais si bien compris qu'en vous lisant." Nerval avait su faire revivre son oeuvre.

Cette manie de l'exactitude à tout prix est lamentable. C'est toujours cette espèce d'empiétement du mécanique, de l'abstrait sur le vivant dont parlait Bergson. Au contraire de la reproduction mécanique, la véritable fidélité est créatrice. Je vous renvoie sur ce thème aux remarquables analyses de Gabriel Marcel.

P.B.
Pierre Boutang, à propos de la poésie traduite, parle de l'autre même...

G.Th.
C'est tout à fait cela: l'autre en tant qu'autre et l'autre en tant que nôtre aussi, dans la mesure où nous nous faison passer en lui...

Fonte: "Entretiens avec Gustave Thibon" - Philippe Barthelet
Éditions du Rocher