segunda-feira, 17 de janeiro de 2011

Pascal, exemple et signe...

Je ne peux pas relire les Pensées sans me répéter ces mots d'un Père de l'Église grecque: "On va à Dieu par des commencements sans fin"---ce qui exclut tout regret devant l'inachèvement de la grande oeuvre apologétique que Pascal, déjà blessé à mort par l'amour éternel, avait entreprise pour la gloire de Dieu et la conversion des hommes. Or, dans l'expression des choses suprêmes, l'ébauche vaut mieux que la construction parfaite et le cri va plus loin que le discours. Les fragments qui nous restent sont comme des flèches aiguës dont, si Pascal eût mené son oeuvre à bonne fin, l'élégance du Grand Siècle eût émoussé la pointe.

"Je suis l'universel étant le solitaire", dit un personnage du vieil Hugo. La formule s'applique à Pascal dans toute sa force et dans toute sa rigueur. Pascal n'est pas un ouvrier, c'est un témoin---un témoin devant les hommes du Dieu dont l'appel intérieur le brûle: son oeuvre est le reflet nu de son âme. Et c'est là qu'il faut chercher le secret de l'actualité permanente de sa pensée: ce cri solitaire d'un être qui sait qu'il "mourra seul", s'adresse à tous les hommes, ses frères en solitude, car il les atteint à ce point central où les individus communient par cela même qui les distingue: ce qui fait de chacun l'image unique d'un Dieu unique.

Misère de l'homme sans Dieu... La pensée de Pascal gravite autour d'un double refus: refus du mensonge et refus du désespoir. Comment renoncer à l'illusion---et au divertissement, cet écran qui voile l'homme à lui-même---sans verser dans le nihilisme? Comment allier la lucidité à l'espérance?

La lucidité nous apprend que deux puissances dominent le monde: la force brutale qui nous écrase et l'opinion qui nous trompe. La concupiscence, le mal ont pris un masque de lois et d'usages afin d'introduire, dans le chaos des égoïsmes, ce minimum d'ordre et de continuité qui est nécessaire à la vie en société. "On a tiré de la concupiscence d'admirables règles de police, de morale et de justice. Mais, dans le fond, ce vilain fond de l'homme n'est que couvert, il n'est pas ôté". Et il reparaît dès qu'un sursaut un peu plus violent de notre mauvaise nature vient rompre les fils fragiles qui neutralisent les égoïsmes en les cousant les uns aux autres: "quand la force attaque la grimace, quand un soldat fait voler par la fenêtre le bonnet carré d'un premier président"... Toute la dérision de la condition humaine---ce mélange aux proportions instables de violence et d'hypocrisie---éclate dans ce raccourci sauvage.

Faut-il donc désespérer? Non, car cette misère porte déjà la promesse de sa guérison dans la conscience qu'elle a d'elle-même. La connaissance de notre misère est la seule chose en nous qui ne soit pas misérable. Si nous voyons que tout est mal dans se monde, d'où vient ce regard sinon d'un autre monde dont nous sommes tombés? Ce monde supérieur---qui est celui de la vérité, de l'amour et du bonheur absolus---notre raison est assez forte pour savoir qu'elle en descend, mais elle est trop faible pour y remonter par ses seules forces. Et c'est ici qu'intervient le Christ, médiateur entre l'homme et Dieu, la misère et la plénitude. L'impuissance, le désespoir deviennent des ponts vers l'espérance suprême:"il est bon d'être lassé et fatigué par l'inutile recherche du vrai bien pour tendre les bras au libérateur".

La personne du Christ---en qui nous trouvons et Dieu et notre misère---se situe, comme un foyer d'irradiation, au centre de la pensée de Pascal. La seule lecture du Mystère de Jésus suffirait à révéler le secret de cette grande âme brisée encore par le remède que par le mal. "J'ai pensé à toi dans mon agonie, j'ai versé telle goutte de sang pour toi... Car je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures". Mais à côte de ce témoignage de la pitié divine à l'égard de l'homme, on voit poindre chez Pascal la révélation d'une autre pitié qui se manifeste en sens inverse: celle de l'homme à l'égard de Dieu---de ce Dieu fait homme et qui, étranger à la terre par sa divinité et séparé du ciel par son humanité, réalise ici-bas l'absolu de l'exil: "Jésus a prié les hommes et n'en a pas été exaucé... Jésus-Christ sera en agonie jusqu'à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là".

Ce cri de Pascal ouvre à la religion moderne une perspective que le Grand Siècle ignorait. Car aujour-d'hui ce n'est plus seulement le Christ, Dieu incarné, mais aussi son Père céleste qui entre en agonie dans l'âme des hommes. Dieu n'est plus pour nous ce monarque tout-puissant, dont la Providence régit l'univers, qu'invoquait la piété de nos aïeux: les progrès fabuleux des sciences et des techniques le relèguent de plus en plus dans une transcendance voisine du néant. Dans tout ce qui concerne le maniement des causes secondes, l'homme prend peu à peu la place de Dieu et devient la providence de l'homme. La conquête du ciel matériel---le royaume métaphorique de Dieu---semble consacrer cette victorie de l'homme sur les vieux mythes divins issus de l'ignorance et de la peur. On songe aux vers prophétiques de Mistral évoquant "l'humanité future---qui maîtrise à son gré le monde naturel---et devant l'homme souverain---Dieu pas à pas se retirant".

Mais quel Dieu? Celui qui a parlé à Pascal dans la nuit du 23 au 24 novembre 1654---"Joie, joie, pleurs de joie... renonciation totale et douce". Ce Dieu-là, ce Dieu pur et désarmé qui habite au centre de l'âme humaine, aucune exploration des espaces, aucune conquête de l'univers extérieur ne peut l'arracher de son lieu. Et c'est à l'homme qu'il appartient de veiller sur lui comme un père sur son enfant. Dieu a créé l'homme dans l'éternité: à l'homme incombe la tâche de sauver Dieu dans le temps.

"Dieu se donne aux hommes en tant que puissant ou en tant que parfait---à leur choix", disait Simone Weil. Nous avons empiété sur la puissance de Dieu, mais devant sa perfection, nous sommes aussi pauvres, aussi démunis qu'aux premiers jours de l'histoire. Car cela est d'un autre ordre, nous a prévenus Pascal. À cet ordre surnaturel, qui est celui de la charité, nous ne pouvons accéder que par l'humilité et par la prière---cette prière de l'homme qui est la réponse à la prière d'un Dieu qui, n'étant qu'amour, appelle et ne contraint pas. La rencontre de Pascal et du Christ apparaîtra jusqu'à la fin des temps comme un signe et comme un exemple pour rappeler aux hommes que "prier, c'est exaucer Dieu".

Fonte: "Ils sculptent en nous le silence" - Ed. François-Xavier de Guibert