segunda-feira, 22 de fevereiro de 2010

Le bien et les biens

J'ai reçu hier la visite d'un bon vigneron de ma région. Le hasard a voulu que j'aie sous la mais une bouteille d'excellent sauternes dont je me suis empressé de lui offrir un verre. "Qu'en dites-vous?" ai-je demandé.---"Peuh... me répondit le brave homme après un instant de réflexion, il est presque aussi bon que mon vin blanc de l'année dernière."

La vérité est que le dit vin, que je connaissais pour l'avoir goûte en son temps, ne supportait même pas la comparaison avec le sauternes. Mais c'était son vin, le produit de sa vigne cultivée toute l'année avec amour. Et j'ai songé aussitôt aux vers qu'écrivait Joachim du Bellay en retrouvant, après un voyage à Rome, son vieux manoir angevin: "Plus me plaît le séjour qu'ont bati mes aïeux que des palais romains le front audacieux."

Car c'était la maison de son enfance et de ses ancêtres: une chose unique et irremplaçable à laquelle il se sentait lié comme l'enfant au père ou le mari à l'épouse. Celui qui aime vraiment une femme, non seulement la trouve plus belle que les autres, mais ne songe même pas à la comparer.

Cela nous fait mesurer l'importance qu'a pour l'homme la possession d'un bien qui lui est propre et auquel il est attaché par les fibres les plus secrètes de son être. C'est d'ailleurs le sens étymologique du mot propriété: un avoir qui porte la marque de l'être, qui est comme le prolongement de notre corps et de notre âme. Que, comme mon vigneron de tout-à-l'heure, les possesseurs de tels biens mettent un orgueil naïf à les surestimer, nous avons le droit d'en sourire, mais cela n'en reste pas moins un puissant facteur d'épanouissement individuel et de stabilité sociale.

Par contre le déracinement et l'anonymat de la vie moderne ont largement contribué à faire de la propriété un bien impersonnel et interchangeable. Beaucoup d'hommes ont de l'argent, une voiture, ils louent un appartement dans un immeuble qui ne leur appartient pas, etc., mais aucun lien intime ne les attache à ces choses: les billets de banque leur glissent entre les doigts et ils peuvent changer sans regret de voiture ou de logement...

L'insatisfaction et la fièvre revendcatrice qui agitent notre époque procèdent en grande partie de cette dépersonnalisation du sens de la propriété. Au lieu de mettre sa joie et sa fierté dans ce qu'il a, l'homme est consumé par l'envie de ce qu'ont les autres. Il est normal en effect, qu'on préfère les produits de son propre jardin aux meilleurs fruits exotiques qu'on trouve sur le marché, ou la maison qu'on a fait bâtir à n'importe quelle habitation; mais comment préférer un simple sandwich acheté au hasard dans une boutique à un repas din dans un grand restaurant ou un "trois-pièces-cuisine" dans une H.L.M. inesthétique à une belle villa dans un quartier résidentiel?

Le socialisme propose l'abolition de la propriété privée. Je pense au contraire qu'il faudrait la multiplier et l'étendre au plus grand nombre d'hommes possible. La propriété d'une maison, d'un jardin, d'un métier---de n'importe quel bien qui exige un effort créateur et engagae une responsabilité personnelle---est un facteur permanent d'equilibre et de plénitude.

Le capitalisme des trusts et des monopoles a ébranlé cet équilibre entre l'avoir et l'être et le capitalisme d'Etat qui fleurit aujourd'hui sous le nom de socialisme pousse jusqu'a ses dernières conséquences ce processus de déshumanisation. Le salut est dans l'evolution vers une forme de propriété où l'avoir et l'être de l'homme se complètent, se fécondent et se perfectionnent l'un par l'autre.

N'oublions pas que le mot "bien" a deux sens, dont l'un sert à désigner la possession d'un object extérieur et l'autre la participation aux plus hautes valeurs de l'esprit. Le plus grand bien-fait d'une vraie civilisation est de metrre le premier au service du second, autrement dit de faire en sorte que le bien (au sens de propriété matérielle) favorise l'épannouissement du bien au sens de vertu et de bonheur...

Fonte: Revista "Itinéraires" (Billets, 26 mars 1976)