sexta-feira, 18 de fevereiro de 2011

La parole et l'écriture

C.Ch. -- Christian Chabanis
G.Th. -- Gustave Thibon

C.Ch.
Pour vous, l'écriture et la parole renvoient en fait à un silence plus grand qu'elles?

G.Th.
Au silence et au mystère. Toute grande écriture étant d'ailleurs une traduction du silence et toute parole étant valable selon la quantité de silence qu'elle contient, qu'elle évoque et qu'elle peut provoquer.

C.Ch.
Mais votre silence ne provoque-t-il pas ceux qui vous entourent à quelquefois parler pour nous, et moins bien?

G.Th.
Ou mieux!

C.Ch.
Je pense à ceux qui parlent moins bien! Nietzsche le remarquait justement: "Le plus grand homme est celui qui est entouré du plus grand nombre de parasites." Il semble qu'il ait toujours avantage à exprimer lui-même ce qu'il a à dire, car Dieu sait ce qu'on peut faire de sa pensée. Vous remarquez, il est vrai, que Socrate n'a jamais écrit, que Platon a exprimé assez profondément et assez essentiellement la pensée de Socrate. Que Jésus-Christ, non plus, n'a jamais écrit, et que les évangélistes ont tout de même traduit certes une infime partie, mais l'essentiel de ce qu'il a proféré. Seriez-vous tenté de laisser à d'autres le soin d'apporter un témoignage que vous pourriez donner vous-même? Seriez-vous tenté par le silence?

G.Th.
Je ne suis pas Socrate, et je n'ai jamais eu de Platon à mes côtes. Si c'était le cas, combien je m'effacerais volontiers devant lui. Socrate, paraît-il, disait en lisant les premiers dialogues de Platon: "Que de choses ce jeune homme me fait dire, auxquelles je n'ai jamais pensé." Le propre, justement, d'une pensée féconde, c'est de faire penser bien au-delà de ce que l'auteur a pensé, de provoquer la pensée, de la féconder. Et de la féconder dans la ligne même de la pensée fécondée. C'est-à-dire du lecteur qui pensera par lui-même.

Ce qu'on peu donner de meilleur aux hommes, c'est de les révéler à eux-mêmes. Ce n'est pas tellement être approuvé que je souhaite: c'est de contribuer à féconder les esprits et à leur faire produire, comme on dit, des fruits selon leur espèce, et non pas selon la mienne. C'est pourquoi je ne tiens pas tellement à avoir des disciples. Je ne souhaite qu'une chose: que mes disciples me dépassent.

C.Ch.
Vous avez des amis plus que des disciples, sans doute?

G.Th.
Le mot "disciple", d'ailleurs, me déplaît. J'ai, en effet, des amis. Je souhaite que ce que je peux leur communiquer prenne ensuite la couleur de leu âme, de leur esprit, de leur destinée. Le propre des grands hommes --- parmi lesquels je ne me range pas, je le répète ---, c'est de provoquer à travers les siècles ces imprévisibles réactions en chaîne. Cette fécondité inépuisable, cette semence qui n'en finit pas de porter des fruits...

C.Ch.
Si bien que vous êtes disposé à retrouver, chez ceux qui admirent votre pensée, la connaissent profondément, quelque chose de très différent, sinon d'opposé, à ce que vous exprimez vous-mêmes?

G.Th.
Le maximum de ce qu'ils peuvent donner. Autrement dit, je fais crédit au lecteur.

C.Ch.
Et pas nécessairement dans le sens où vous pensez vous-même?

G.Th.
Pas nécessairement dans le sens où je pense moi-même. Pas dans le sens contraire non plus, s'il s'agit de vérités essentielles. Mais, enfin, les mêmes réalités peuvent êtres vécues sous des angles tellement différents et exprimées par des formules également très diverses. C'est en cela qu'elles se renouvellent d'ailleurs. L'éternel ne se renouvelle jamis par le fond, mais par la forme. Et cette variété inépuisable qui est le reflet de l'unité suprême crée le lien entre les hommes, de génération en génération.

Fonte: "Entretiens avec Christian Chabanis" - Ed. Fayard