sexta-feira, 27 de agosto de 2010

Le mythe de l'evasion

C'est le jour de Pâques. Six heures du soir. Une nuit précoce commence à descendre sur un paysage noyé dans la pluie qui tombe sans interruption depouis la veille. Le téléphone sonne: ce sont des amis qui m'appellent des environs de Toulon: "Nous montons vers Paris: pouvons-nous nous arrêter chez vous pour dîner? nous arriverons vers neuf heures."---Je donne mon accord---et lesdits amis se présentent avec prés de deux heures de retard. Excuses d'usage et parfaitement justifiées: embouteillages, routes glissantes, etc.---Ils mangent en hâte et repartent dans nuit...

Voici maintenant l'ensemble des faits. Ces gens disposant du week-end de Pâques: trois jours, étaient partis de Paris le samedi à 5h du matin pour arriver sur la Côte tard dans la soirée. Pas de chance: il pleuvait dans le Midi alors qu'il faisait beau temps dans le Nord. Journée vide et somnolente devant la mer grise; redépart le dimanche soir, diner dans la vallée du Rhône, coucher vers Lyon et nouvelle journée au volant le lundi. En tout, 2000 kilomètres dévorés en hâte et sans le moindre profit por l'esprit comme pour le corps. Trop heureux si la fatigue et la tension nerveuse n'allaient pas leur faire grossir le bilan pléthorique des accidents de la route...

"Vous êtes fous", ne puis-je m'empêcher de leur dire. Il y a cependant de beaux endroits à proximité de Paris, où vous auriez pu vous détendre en respirant l'air du ciel et en regardant pousser les premières feuilles. ---Leur fatigue les incline à me donner raison, quand, subitement, la jeune femme s'écrie, avec un accent ambigu qui exprime à la fois l'excuse et la protestation: "Que voulez-vous, il faut bien s'évader!".

S'évader de quoi? J'admets volontiers qu'on tienne à se distraire de ses occupations journalières et à fuir un appartement en ville et des rues bruyantes et surpeuplées. Mais s'évader vers quoi? Pour passer des journées dans une voiture plus exiguë que n'importe quel appartement citadin et sur des routes aussi encombrées, tapageuses et malodorantes que les artères parisiennes. En fait, on ne s'évade pas, on passe d'une prison immobile à une prison motorisée: le déplacement accéléré de la cage donne à l'oiseaus l'illusion de la délivrance...

Il y a là un étrange phénomène d'intoxication collective qui nous fait chercher le remède dans la ligne même du mal que nous voulons fuir. Au lieu de se reposer, on change d'agitation et de surmenage... Et ce que nous cherchons, dans cette frénésie du déplacement, c'est moins la découverte d'un monde nouveau que la fuite hors de notre monde habituel, dont nous n'apprécions plus la saveur et la richesse, et surtout la fuite hors de nous-mêmes; c'est moins de remplir le temps que de le tuer.

C'est constater une évidence que d'affirmer qu'il n'y a plus de distance! Jamais les hommes n'avaient disposé de moyens de communication aussi nombreaux et aussi puissants. Nous pouvons nous rendre en quelques heures dans n'importe quel lieu de la planète, et nous sommes informés instantanément par la presse et la télévision de tout ce qui se passe dans l'univers. D'où vient donc que, possédant de tels moyens d'échapper à la solitude et à l'ennui, les hommes se sentent plus que jamais isolés et dépaysés dans leur milieu naturel (métier, famille,entourage immédiat) et sourtout dès qu'ils se trouvent en face d'eux-mêmes! Paul Valéry attirait déjà notre attention sur ce phénome de la "multiplication des seuls" au coeur même d'une civilisation où les possibilités d'échanges entre les hommes sont devenues illimitées.

Cela tient à ce que, par l'usage déréglé que nous en faisons, nous transformons ces merveilleux moyens de communication en isolants, par rapport aux êtres et aux choses qui nous touchent de plus près. En nous rapprochant du plus lointain, nous nous éloignons de ce qui nous est le plus voisin et le plus intérieur. Ainsi, les facilités de déplacement aboutissent à une consommation indigeste de bornes kilométriques plutôt qu'à la joie de contempler la nature, la fascination du pétit écran nous détourne de la méditation personnelle et des conversations avec les membres de notre famille et nos amis, etc. Ce qui provoque, par défaut d'exercice des fonctions élémentaires, cette impression de vide intérieur et ce besoin perpétuel de "fuite en avant" dont nous avons montré les absurdes conséquences.

Il ne s'agit pas de repouser en bloc toutes les facilités qui nous sont offertes, mais de veiller sur nos sources, c'est-à-dire de ne pas sacrifier l'essentiel à l'accessoire ni le nécessaire au superflu, car si loin que puissent s'étendre nos rapports rien si nous perdons contact avec les réalités premières où notre pensée, notre amour et notre action trouvent luer aliment naturel et quotidien.

N'oublions pas que ce n'est pas le nombre et la longueur de ses branches, mais la profondeur et la santé de ses racines qui font la vigueur d'un arbre.

Fonte: "L'équilibre et l'harmonie" - Fayard