quarta-feira, 13 de julho de 2011

La sagesse et la grâce

La sagesse suffit à me persuader de mon néant. Mais la grâce seule peut me donner la force d'agir, sachant que je ne suis rien, avec autant d'énergie que si j'avais l'illusion d'être quelque chose. Après avoir expulsé l'orgueil et tous ses mirages, elle le remplace par une présence sacrée --- la sienne --- qui nous rend en eau du ciel et de source tout le contenu de la citerne vidée. Car le sage est vide de lui-même, mais le saint est plein de Dieu.

Oui, la sagesse humaine suffit à nous vider de nous-mêmes et, dans ce sens, les stöiques ne nous trompent pas: la froide contemplation du point infinitésimal que j'occupe dans l'espace et dans le temps, le parallèle impartial entre ma personne et ces millions d'êtres humains qui, avant moi, sont nés par hasard et sont morts en vain, le retour lucide sur mon passé où de si brefs intervalles séparent la flamme de la cendre et la conception de l'avortement --- tout cela --- qui ne dépend que de la direction et de la loyauté de mon regard, c'est-à-dire de moi-même --- est plus que suffisant pour me vider de ce sang impur qui nourrit "l'orgueil de la vie". La grâce provoque la même hémorrragie. mais elle opère em même temps une transfusion de sang divin: {jam non ego vivo, Christus in me vivit}. --- Et là je ne peux que recevoir passivement. Pour saisir concrètement la différence, comparons l'humilité exsangue d'un Marc Aurèle qui repose sur la conviction philosophique du néant de tout ce qui passe et l'humilité brûlante et radieuse d'un François d' Assise ou d'un Jean de la Croix qu'alimente le don gratuit d'une vie surnaturelle.

Le danger pour les chrétiens --- et Gide l'a perçu clairement en analysant l'état d'âme de ses amis convertis --- c'est que l'hémorragie humaine et la transfusion divine soient l'une et l'autre incomplètes, de sorte que le mélange de l'ancien et du nouveau sang confère aux passion du vieil homme une espèce de justification surnaturelle qui les fait sortir de leurs orbites. Là où la grâce n'a pu éliminer le moi, elle le dilate sans mesure. Il n'y a qu'un pas entre cette constatation vraie: Dieu habite en moi, et cette prétention délirante: tout ce qui est en moi est divin. Et par-là, le saint manqué se situe très au-dessus du stöicien réussi. D'où il faut conclure --- sauf peut-être pour les âmes naturellement très pures --- à la nécessité d'une alliance entre la sagesse et la grâce.

Fonte: L'ignorance étoilée - Fayard