Je relisais dernièrement l'essai de Péguy sur le Jean Coste d'Antonin Lavergne. J'y retrouvais, comme partout ailleurs chez Péguy, ce sérieux profond qui situe spontanément sa pensée au coeur éternel des problèmes. L'essai sur Jean Coste date, je crois, des environs de 1900. Péguy, qui ne devait accéder à la foi explicite que plus tard, Péguy encore imbu de tous les mythes de l'époque mais pressentant dejà la vérité centrale que ces mythes exploitaient en la déformant, retrouve, en vertu le la seule densité intérieure de sa pensée, la racine humaine et divine des questions qui le tourmentent. Le langage de ce militant socialiste est déjà théologique et presque théologal: tout ce que l'âme humaine a de "naturellement chrétien" s'exprime ici dans sa force. Il est en effect un degré de réalisme et de profondeur à partir duquel l'homme rejoint fatalement la vérité chrétienne. Dès que l'incroyante est assez pur dans sa pensée et dans son coeur, c'est Dieu qu'il étreint sans connaître encore son nom...
Dans l'essai sur Jean Coste, Péguy distingue, avec une pénétration qui atteint d'emblée le noeud vital du débat, entre le problème de la misère et le problème de l'égalité. Le sentiment de fraternité qui nous incline à la pitié envers les déshérités, n'a pas de commune mesure avec la fièvre d'égalité qu'alimente l'envie à l'égard des privilégiés: "Autant il est passionnant, inquiétant de savoir qu'il a encore des hommes dans la misère, autant il m'est égal de savoir si, hors de la misère, les hommes ont des morceaux plus ou moins grans de fortune". L'amour des pauvres est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les peuples, de toutes les formes de civilisation, il faut partie du patrimoine essentiel de l'humanité: celui qui, en face des misérables, ne sent pas son coeur se déchirer et s'ouvrir n'est pas pleinement un homme. L'égalitarisme au contraire ne fleurit qu'aux époques d'anarchie et de décadence: il n'est qu'une excroissance accidentalle et souvent impure sur le visage éternel de la charité.
La confusion a existé cependant, et Péguy l'a jugée assez dangereuse pour croire devoir la dénoncer. C'est un des spectacles plus affligeants du monde moderne que la prostitution des sentiments éternels de l'humanité aux jeux mutilants de la plus basse des politiques: celle des partis. Depuis 1789, l'amour des pauvres fut mis sans vergogne au service de la révolte et d l'utopie égalitaires; il devint une espèce de monopole, d'exclusivité des partis de gauche. Quant aux partis dits de droite, ils favorisèrent trop souvent cette usurpation, soit par leur inertie, soit par leur ignorance des exigences de la justice et de l'amout. Comme si la fraternité commençait en 1789! Sans parler des morales antiques et païennes, est-ce que l'enseignement du Christ était de droite ou de gauche? Et peut-on mettre une étiquette politique sur saint Vicent de Paul dont le spetacle de la misère humaine ravageait le coeur ou sur Bossuet rappelant aux grands l'éminente dignité des pauvres dans l'Église? En réalité --- on a honte d'insister sur cette évidence --- l'amour des pauvres n'est ni de droite ni de gauche; il est de partout, il est du ciel qui domine, éclaire et féconde les quatre coins de l'univers.
L'amour des pauvres vient du ciel, et il décline dans le coeur des hommes à mesure que ceux-ci s'éloignent du ciel. A-t-il jamais été plus bas qu'aujourd'hui? Plus la misère grandit, plus la pitié décroit: la plupart des hommes n'ont d'yeux et de coeur que pour eux-mêmes. Dans une époque où l'absourdité de l'égoïsme éclate avec une évidence solaire, il est encore des Français, il est encore des chrétiens qui songent à se sauver seuls. Grâce à leur fortune ou à leurs moyens d'échange, ils échappent à la disette générale, et ils ne songent pas un instant devant leur table bien garnie ou leur armoire aux réserves qu'ils se repaissent de la faim des autres. Ils ressemblent à un passager qui, encore au sec dans sa cabine du pont supérieur, ne s'inquiétarait pas de l'eau qui emplit les cales... Si l'on ne savait que le premier effet de l'égoïsme est de rendre l'homme insensible à son propre intérêt, on serait tenté de leur crier: par pitié pour vous-mêmes, songez aux autres!
Ces privilégiés sont rares, peut-on répondre, et nous sommes tous plus ou moins misérables. Raison de plus pour se pencher sur les autres et pour partager les maigres biens que la Providence nous envoie. En provençal, on appelle "aumône fleurie" l'aumône qu'un pauvre fait à un autre pauvre. Ne laissons pas s'écouler les sombres heures présentes sans cultiver cette fleur de charité.
Je songe surtout à ceux qui, sans prendre conscience de leurs devoirs personnels, attendent mollement d'être sauvés par les autres. Se doutent-ils qu'il existe, à la portée de leur coeur et de leurs mains, des malheureux qui attendent d'être sauvés par eux? Tant qu'un seul Français souffrira de la faim par notre faute, ne cherchons pas trop à l'étranger les causes de notre malheur et les raisons de notre espérance. Le gage le plus certain de notre salut est notre communion intérieure, notre amour vivant et agissant du prochain. Et peut-être est-ce là le signe que Dieu attend pour nous accorder notre délivrance extérieure. Car ceux-là seuls méritent de vivre qui vivent au-delà d'eux-mêmes...
Dans l'essai sur Jean Coste, Péguy distingue, avec une pénétration qui atteint d'emblée le noeud vital du débat, entre le problème de la misère et le problème de l'égalité. Le sentiment de fraternité qui nous incline à la pitié envers les déshérités, n'a pas de commune mesure avec la fièvre d'égalité qu'alimente l'envie à l'égard des privilégiés: "Autant il est passionnant, inquiétant de savoir qu'il a encore des hommes dans la misère, autant il m'est égal de savoir si, hors de la misère, les hommes ont des morceaux plus ou moins grans de fortune". L'amour des pauvres est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les peuples, de toutes les formes de civilisation, il faut partie du patrimoine essentiel de l'humanité: celui qui, en face des misérables, ne sent pas son coeur se déchirer et s'ouvrir n'est pas pleinement un homme. L'égalitarisme au contraire ne fleurit qu'aux époques d'anarchie et de décadence: il n'est qu'une excroissance accidentalle et souvent impure sur le visage éternel de la charité.
La confusion a existé cependant, et Péguy l'a jugée assez dangereuse pour croire devoir la dénoncer. C'est un des spectacles plus affligeants du monde moderne que la prostitution des sentiments éternels de l'humanité aux jeux mutilants de la plus basse des politiques: celle des partis. Depuis 1789, l'amour des pauvres fut mis sans vergogne au service de la révolte et d l'utopie égalitaires; il devint une espèce de monopole, d'exclusivité des partis de gauche. Quant aux partis dits de droite, ils favorisèrent trop souvent cette usurpation, soit par leur inertie, soit par leur ignorance des exigences de la justice et de l'amout. Comme si la fraternité commençait en 1789! Sans parler des morales antiques et païennes, est-ce que l'enseignement du Christ était de droite ou de gauche? Et peut-on mettre une étiquette politique sur saint Vicent de Paul dont le spetacle de la misère humaine ravageait le coeur ou sur Bossuet rappelant aux grands l'éminente dignité des pauvres dans l'Église? En réalité --- on a honte d'insister sur cette évidence --- l'amour des pauvres n'est ni de droite ni de gauche; il est de partout, il est du ciel qui domine, éclaire et féconde les quatre coins de l'univers.
L'amour des pauvres vient du ciel, et il décline dans le coeur des hommes à mesure que ceux-ci s'éloignent du ciel. A-t-il jamais été plus bas qu'aujourd'hui? Plus la misère grandit, plus la pitié décroit: la plupart des hommes n'ont d'yeux et de coeur que pour eux-mêmes. Dans une époque où l'absourdité de l'égoïsme éclate avec une évidence solaire, il est encore des Français, il est encore des chrétiens qui songent à se sauver seuls. Grâce à leur fortune ou à leurs moyens d'échange, ils échappent à la disette générale, et ils ne songent pas un instant devant leur table bien garnie ou leur armoire aux réserves qu'ils se repaissent de la faim des autres. Ils ressemblent à un passager qui, encore au sec dans sa cabine du pont supérieur, ne s'inquiétarait pas de l'eau qui emplit les cales... Si l'on ne savait que le premier effet de l'égoïsme est de rendre l'homme insensible à son propre intérêt, on serait tenté de leur crier: par pitié pour vous-mêmes, songez aux autres!
Ces privilégiés sont rares, peut-on répondre, et nous sommes tous plus ou moins misérables. Raison de plus pour se pencher sur les autres et pour partager les maigres biens que la Providence nous envoie. En provençal, on appelle "aumône fleurie" l'aumône qu'un pauvre fait à un autre pauvre. Ne laissons pas s'écouler les sombres heures présentes sans cultiver cette fleur de charité.
Je songe surtout à ceux qui, sans prendre conscience de leurs devoirs personnels, attendent mollement d'être sauvés par les autres. Se doutent-ils qu'il existe, à la portée de leur coeur et de leurs mains, des malheureux qui attendent d'être sauvés par eux? Tant qu'un seul Français souffrira de la faim par notre faute, ne cherchons pas trop à l'étranger les causes de notre malheur et les raisons de notre espérance. Le gage le plus certain de notre salut est notre communion intérieure, notre amour vivant et agissant du prochain. Et peut-être est-ce là le signe que Dieu attend pour nous accorder notre délivrance extérieure. Car ceux-là seuls méritent de vivre qui vivent au-delà d'eux-mêmes...
Demain (23 août 1942)
Fonte: "Gustave Thibon" - Les Dossiers H - L'Age d'Homme - 2012