Ce livre1 peut choquer --- j'avoue personnellement qu'il froisse mon sens catholique de l'unité et de l'harmonie --- mais il est impossible qu'il ne touche pas. Une pensée ardente et créatrice s'y déploie; les idées sont neuves, la langue est neuve; l'erudition (qui ne laisse pas d'être considérable) est si bien amalgamée à la vivante originalité des thèses qu'elle perd toute pesanteur; tout cela se lit avec intéret et se relit avec passion. Que M. de Rougemont voie toujours juste, je ne me chargerai pas de l'établir: ce qui est certain, c'est qu'il voit toujours loin et profond, et il advient souvent que l'esprit, entraîné par sa dialectique, a besoin de se raidir contre cette séduction qui émane de toute profondeur, même si cette profondeur est erronée.
M. de Rougemont s'attache à creuser la notion occidentale de l'amour des sexes, de cet amour "idéal" hanté d'absolu et éternellement insatisfait. Il en trouve l'essence dans le mythe médiéval de Tristan et d'Iseult, dont il donne une interprétation aussi nouvelle qu'étincelante. Selon lui, cette forme courtoise et chevaleresque de la passion, née au moyen âge, cet amour qui liait le chevalier à sa dame, procède historiquement de l'hérésie manichéenne des Albigeois: il est d'origine essentiellement religieuse; loin d'être, comme on le croit communément, une sublimation de l'amour sensible, il représente une dégradation de l'amour spirituel, une déviation de l'élan mystique. La sexualité ne joue ici qu'un rôle extérieur et matériel, elle est un prétexte, un vêtement; l'âme de cet amour, c'est le retrait de l'inspiration religieuse sur elle-même, l'isolement narcissique du désir et, par conséquent, que les amants le sachent ou qu'ils l'ignorent, la négation de tout amour et de toute vie authentiques (la sexualité y comprise!) et ce culte secret de la mort qui réside au fond de toute mystique invertie. D'où ce caractère tragique de la passion, les obstacles qu'elle rencontre, la "pureté" inhumainde qu'elle exige et le trépas qui la couronne. "Une seule réponse est ici digne du mythe; Tristan et Iseult ne s'aiment pas, ils l'ont dit et tout le confirme... Tristan aime à se sentir aimé bien plus qu'il n'aime Iseult la blonde. Et Iseult ne fait rien pour retenir Tristan près d'elle, il lui suffit de son rêve passionné. Ils ont besoin l'un de l'autre pour brûler, mais non de l'autre tel qu'il est; et non de la présence de l'autre, mais bien plutôt de son absence! La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même... D'où les obstacles multipliés par le roman; d'où l'indifférence étonnante de ces complices d'un même rêve au sein duquel chacun reste seul; d'où le crescendo romanesque et la mortelle apothéose... L'amour de l'amour dissimule une passion beaucoup plus terrible, une volonté profondément inavouable: sans le savoir, les amants, malgré eux, n'ont jamais désiré que la mort!" Condamnés, comme tous les idolâtres, à boire leur propre soif, Tristan et Iseult se heurtent à l'impossible et font de l'amour une route de soufrances qui débouche sur la mort. Mais ce qui les torture ainsi, ce n'est pas l'autre, ce n'est pas l'amour de l'autre, c'est leur moi aimant qui, replié sur lui-même, tente vainement de boucler la boucle divine.
Parti du moyen âge, l'auteur étudie, avec cette espèce de pénétration magnétique qui est l'âme de son talent, les multiples dégradations du mythe de Tristan et d'Iseult dans la littérature et les moeurs. Qu'il s'agisse de Don Juan (cette antithèse manichéenne de Tristan), de Werther, de René ou d'Adolphe, ou de ces Tristan diminués qui courent d'une Iseult à l'autre et dont "l'amour", fruit d'une double impuissance, n'est qu'un mélange de rêverie sentimentale et de boue charnelle, tous ces hommes communient, sous des espèces diverses, au même irréalisme et à la même folie; on constate chez tous la même opposition entre ce qu'ils appellent l'amour et les nécessités biologiques et morales de la nature humaine: l'amour pour eux est ce qui tue, ce qui brûle à grand feu les grandes âmes, à petit feu, voire à feu doux, les petites. Et le mariage, dans la mesure où il tient compte des nécessités de la vie animale et sociale, devient logiquement le tombeau de l'amour.
M. de Rougemont conclut par une analyse constructive. Face au problème de l'antinomie entre l'amour et le mariage, quelle est la voie de salut? Dans la réforme de l'amour. Il faut que la passion romanesque (qui n'est qu'une forme déguisée de l'adoration de soi) s'efface devant l'affection pour l'autre et la fidélité créatrice envers une personne étrangère aimée telle qu'elle est et choisie librement, arbitrairement entre toutes, au-dessus de toutes les promesses et de toutes les menaces du destin. "Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n'est pas dire à Mlle Untel: "Vous êtes l'idéal de mes rêves, vous comblez et au-delà tous mes désirs, vous êtes l'Iseult toute belle et désirable dont je veux être le Tristan". Car ce sera là mentir et l'on ne peut rien fonder qui dure sur le mensonge... Choisir une femme pour en faire son épouse, c'est dire à Mlle Untel: "Je veux vivre avec vous telle que vous êtes... et voilà la seule preuve que je vous aime" ". Ce choix s'opère, suivant le mot de Kierkegaard, "par la vertu de l'absurde": c'est un saut définitif dans l'inconnu, une sorte de geste créateur qui se déploie sna connaître ses vrais causes, son vrai sens et sa vraie fin. "La fidélité est sans raisons---ou elle n'est pas--- comme tout ce qui porte une chance de grandeur"...
1. Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, Plon, collection "Présences".
* * *
On pourrait quereller longuement M. de Rougemont sur ce qu'il dit, et sur ce qu'il ne dit pas: une pensée aussi riche que la sienne est grosse de discussions infinies. Je me bornerai à effleurer deux points: le mythe de "l'amour courtois" et le fondement de la fidélité conjugale.
Le problème de l'amour idéalisé me paraît beaucoup plus complexe dans ses données et sa solution que la thèse de M. de Rougemont ne la laisse pressentir. J'ai peine à croire que cet amour soit formellement une hérésie religieuse; j'y vois plutôt une tentative, infiniment fragile et menacée, de divinisation de l'amour humain. dans tous les domaines, le romantisme est un pas qu'il faut franchir pour parvenir à la pleine possession de la réalité spirituelle: l'illusion est au seil de toutes les grandes choses. ---Narcissisme? Soit. mais quel amour ici-bas, y compris l'amour divin--- les mystiques le disent assez" --- ne commence pas au narcissisme? Inadaptation au réel et culte de la mort? Il est clair --- et c'est en ceci que la position de M. de Rougemont est forte --- que cet élan dirigé vers la rálité éternelle e la personne, mais en même temps si imparfait, si offusqué par les vapeurs de la chair et du moi, verse fatalement, s'il manque son but, dans le culte de la mort --- ou de la boue. Il n'y a pas de fausses grandeurs, il n'y a que des grandeurs avortées. Le rêve est dépassé dans la Divine Comédie (cette Béatrice irréelle dont les yeux ne renvoyaient d'abord au poète que sa propre image, devient le miroir humain en qui la divinité se reflète); il ne l'est pas dans le Roman de Tristan et d'Iseult. L'hérésie que dénonce l'auteur n'est pas dans l'amour romanesque en soi; elle est dans l'amour romanesque qui refuse de mûrir.
Une atmosphère de grandeur inhumaine entoure, chez M. de Rougemont, le drame (car c'en est un) de la fidélité des époux. Déçu par l'absurdité de la passion, l'auteur se retourne tout d'une pièce vers l'absurdité du vouloir: le seul fondement le l'amour réside pour lui dans une crispation héroïque de la volonté créatrice. Je vois là un "personnalisme" qui me semble empiéter un peu sur les droits de la personne divine: le monde --- y compris l'amour des sexes --- me semble beaucoup plus créé, beaucoup plus achevé que l'accent général du livre nous le ferait croire! J'y vois aussi un irrationalisme périlleux. M. de Rougemont reste captif de l'affectivisme absolu du romantisme: il se borne à revêtir cet affectivisme d'austérité et de grandeur. Mais je ne crois pas à la vertu de l'absurde, même quand l'absurde se marie à l'héroïsme! Ce cri: "Je t'aimerai toujours!" ne peut avoir pour caution dernière que la conscience d'un amour appréhendé en nous comme éternel, comme inhérent à l'essence même de notre âme; il n'engage l'avenir que dans la mesure où il dépasse le temps: je sais que je t'aimerai toujours comme je sais que je serai toujours moi-même. La fidélité des amants s'appuie sur cette perception intérieure d'un sentiment éternel en qui l'éternelle volonté de Dieu se traduit plutôt que sur un décret arbitrairemente éternel de notre propre volonté. Elle se réfère à cette évidence: Dieu nous a créés tels que nous devons nous aimer toujours, et non à cette résolution: notre volonté créera notre amour! M. de Rougemont pousse sa réaction contre le romantisme jusqu'à... un nouveau romantisme! Au subjectivisme de l'imagination qu'il dénonce avec tant d'éclat, il substitue un subjectivisme de la volonté. L'époux qui est fidèle "sans raisons" n'est fidèle qu'à lui-même, et cela --- je fais appel à tous ceux qui aiment --- cela n'est pas de l'amour! L'amour vrai, sentiment d'une communios immortelle, présence vécue le l'autre en nous, englobe et dépasse l'amour-passion et l'amour-volonté: il a besoin, certes, de l'un et de l'autre (une partie de son charme et de son élan sort de la passion et la volonté le protège contre la fragilité de l'eternel m^lé au temps), mais l'un et l'autre, dès qu'on veut en faire le tout de l'amour, se ramènent à deux formes opposées de l'amour de soi.
L'auteur dénonce comme étranger à l'amour l'amo amare des amants courtois; son volo amare, pour être plus près de la grandeur, n'en reste pas moins loin de l'amour: le cercle du moi n'est pas franchi. On conçoit très bien, aux antipodes du Tristan romantique, le suicide actif d'un Tristan "personnaliste" rivé, en vertu de son élection arbitraire et de sa foi en l'absurde, auprès d'une Iseult aussi fermée et aussi lointaine que la reine aux cheveux d'or du mythe médiéval. Qui pourrait nier --- et M. de Rougemont a montré cela avec une inégalable grandeur --- que l'élan aride de la volonté et la confiance en l'absurde (en un absurde apparent derrière lequel se dissimule une raison supérieure) ne soit nécessaire, aux heures de crise, pour assurer la fidélité et purifier l'amour? Mais ce rôle du vouloir ne peut être que secondaire et accidental; il tient à la misérable condition de l'homme et non à la nature de l'amour. La fidélité, dans son essence, ne repose pas sur un acte gratuit de la volonté, mais sur la conscience et l'attrait de l'éternel.
Fonte: "Gustave Thibon" - Les Dossiers H - Ed. L'Age d'Homme - 2012
M. de Rougemont s'attache à creuser la notion occidentale de l'amour des sexes, de cet amour "idéal" hanté d'absolu et éternellement insatisfait. Il en trouve l'essence dans le mythe médiéval de Tristan et d'Iseult, dont il donne une interprétation aussi nouvelle qu'étincelante. Selon lui, cette forme courtoise et chevaleresque de la passion, née au moyen âge, cet amour qui liait le chevalier à sa dame, procède historiquement de l'hérésie manichéenne des Albigeois: il est d'origine essentiellement religieuse; loin d'être, comme on le croit communément, une sublimation de l'amour sensible, il représente une dégradation de l'amour spirituel, une déviation de l'élan mystique. La sexualité ne joue ici qu'un rôle extérieur et matériel, elle est un prétexte, un vêtement; l'âme de cet amour, c'est le retrait de l'inspiration religieuse sur elle-même, l'isolement narcissique du désir et, par conséquent, que les amants le sachent ou qu'ils l'ignorent, la négation de tout amour et de toute vie authentiques (la sexualité y comprise!) et ce culte secret de la mort qui réside au fond de toute mystique invertie. D'où ce caractère tragique de la passion, les obstacles qu'elle rencontre, la "pureté" inhumainde qu'elle exige et le trépas qui la couronne. "Une seule réponse est ici digne du mythe; Tristan et Iseult ne s'aiment pas, ils l'ont dit et tout le confirme... Tristan aime à se sentir aimé bien plus qu'il n'aime Iseult la blonde. Et Iseult ne fait rien pour retenir Tristan près d'elle, il lui suffit de son rêve passionné. Ils ont besoin l'un de l'autre pour brûler, mais non de l'autre tel qu'il est; et non de la présence de l'autre, mais bien plutôt de son absence! La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même... D'où les obstacles multipliés par le roman; d'où l'indifférence étonnante de ces complices d'un même rêve au sein duquel chacun reste seul; d'où le crescendo romanesque et la mortelle apothéose... L'amour de l'amour dissimule une passion beaucoup plus terrible, une volonté profondément inavouable: sans le savoir, les amants, malgré eux, n'ont jamais désiré que la mort!" Condamnés, comme tous les idolâtres, à boire leur propre soif, Tristan et Iseult se heurtent à l'impossible et font de l'amour une route de soufrances qui débouche sur la mort. Mais ce qui les torture ainsi, ce n'est pas l'autre, ce n'est pas l'amour de l'autre, c'est leur moi aimant qui, replié sur lui-même, tente vainement de boucler la boucle divine.
Parti du moyen âge, l'auteur étudie, avec cette espèce de pénétration magnétique qui est l'âme de son talent, les multiples dégradations du mythe de Tristan et d'Iseult dans la littérature et les moeurs. Qu'il s'agisse de Don Juan (cette antithèse manichéenne de Tristan), de Werther, de René ou d'Adolphe, ou de ces Tristan diminués qui courent d'une Iseult à l'autre et dont "l'amour", fruit d'une double impuissance, n'est qu'un mélange de rêverie sentimentale et de boue charnelle, tous ces hommes communient, sous des espèces diverses, au même irréalisme et à la même folie; on constate chez tous la même opposition entre ce qu'ils appellent l'amour et les nécessités biologiques et morales de la nature humaine: l'amour pour eux est ce qui tue, ce qui brûle à grand feu les grandes âmes, à petit feu, voire à feu doux, les petites. Et le mariage, dans la mesure où il tient compte des nécessités de la vie animale et sociale, devient logiquement le tombeau de l'amour.
M. de Rougemont conclut par une analyse constructive. Face au problème de l'antinomie entre l'amour et le mariage, quelle est la voie de salut? Dans la réforme de l'amour. Il faut que la passion romanesque (qui n'est qu'une forme déguisée de l'adoration de soi) s'efface devant l'affection pour l'autre et la fidélité créatrice envers une personne étrangère aimée telle qu'elle est et choisie librement, arbitrairement entre toutes, au-dessus de toutes les promesses et de toutes les menaces du destin. "Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n'est pas dire à Mlle Untel: "Vous êtes l'idéal de mes rêves, vous comblez et au-delà tous mes désirs, vous êtes l'Iseult toute belle et désirable dont je veux être le Tristan". Car ce sera là mentir et l'on ne peut rien fonder qui dure sur le mensonge... Choisir une femme pour en faire son épouse, c'est dire à Mlle Untel: "Je veux vivre avec vous telle que vous êtes... et voilà la seule preuve que je vous aime" ". Ce choix s'opère, suivant le mot de Kierkegaard, "par la vertu de l'absurde": c'est un saut définitif dans l'inconnu, une sorte de geste créateur qui se déploie sna connaître ses vrais causes, son vrai sens et sa vraie fin. "La fidélité est sans raisons---ou elle n'est pas--- comme tout ce qui porte une chance de grandeur"...
1. Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, Plon, collection "Présences".
On pourrait quereller longuement M. de Rougemont sur ce qu'il dit, et sur ce qu'il ne dit pas: une pensée aussi riche que la sienne est grosse de discussions infinies. Je me bornerai à effleurer deux points: le mythe de "l'amour courtois" et le fondement de la fidélité conjugale.
Le problème de l'amour idéalisé me paraît beaucoup plus complexe dans ses données et sa solution que la thèse de M. de Rougemont ne la laisse pressentir. J'ai peine à croire que cet amour soit formellement une hérésie religieuse; j'y vois plutôt une tentative, infiniment fragile et menacée, de divinisation de l'amour humain. dans tous les domaines, le romantisme est un pas qu'il faut franchir pour parvenir à la pleine possession de la réalité spirituelle: l'illusion est au seil de toutes les grandes choses. ---Narcissisme? Soit. mais quel amour ici-bas, y compris l'amour divin--- les mystiques le disent assez" --- ne commence pas au narcissisme? Inadaptation au réel et culte de la mort? Il est clair --- et c'est en ceci que la position de M. de Rougemont est forte --- que cet élan dirigé vers la rálité éternelle e la personne, mais en même temps si imparfait, si offusqué par les vapeurs de la chair et du moi, verse fatalement, s'il manque son but, dans le culte de la mort --- ou de la boue. Il n'y a pas de fausses grandeurs, il n'y a que des grandeurs avortées. Le rêve est dépassé dans la Divine Comédie (cette Béatrice irréelle dont les yeux ne renvoyaient d'abord au poète que sa propre image, devient le miroir humain en qui la divinité se reflète); il ne l'est pas dans le Roman de Tristan et d'Iseult. L'hérésie que dénonce l'auteur n'est pas dans l'amour romanesque en soi; elle est dans l'amour romanesque qui refuse de mûrir.
Une atmosphère de grandeur inhumaine entoure, chez M. de Rougemont, le drame (car c'en est un) de la fidélité des époux. Déçu par l'absurdité de la passion, l'auteur se retourne tout d'une pièce vers l'absurdité du vouloir: le seul fondement le l'amour réside pour lui dans une crispation héroïque de la volonté créatrice. Je vois là un "personnalisme" qui me semble empiéter un peu sur les droits de la personne divine: le monde --- y compris l'amour des sexes --- me semble beaucoup plus créé, beaucoup plus achevé que l'accent général du livre nous le ferait croire! J'y vois aussi un irrationalisme périlleux. M. de Rougemont reste captif de l'affectivisme absolu du romantisme: il se borne à revêtir cet affectivisme d'austérité et de grandeur. Mais je ne crois pas à la vertu de l'absurde, même quand l'absurde se marie à l'héroïsme! Ce cri: "Je t'aimerai toujours!" ne peut avoir pour caution dernière que la conscience d'un amour appréhendé en nous comme éternel, comme inhérent à l'essence même de notre âme; il n'engage l'avenir que dans la mesure où il dépasse le temps: je sais que je t'aimerai toujours comme je sais que je serai toujours moi-même. La fidélité des amants s'appuie sur cette perception intérieure d'un sentiment éternel en qui l'éternelle volonté de Dieu se traduit plutôt que sur un décret arbitrairemente éternel de notre propre volonté. Elle se réfère à cette évidence: Dieu nous a créés tels que nous devons nous aimer toujours, et non à cette résolution: notre volonté créera notre amour! M. de Rougemont pousse sa réaction contre le romantisme jusqu'à... un nouveau romantisme! Au subjectivisme de l'imagination qu'il dénonce avec tant d'éclat, il substitue un subjectivisme de la volonté. L'époux qui est fidèle "sans raisons" n'est fidèle qu'à lui-même, et cela --- je fais appel à tous ceux qui aiment --- cela n'est pas de l'amour! L'amour vrai, sentiment d'une communios immortelle, présence vécue le l'autre en nous, englobe et dépasse l'amour-passion et l'amour-volonté: il a besoin, certes, de l'un et de l'autre (une partie de son charme et de son élan sort de la passion et la volonté le protège contre la fragilité de l'eternel m^lé au temps), mais l'un et l'autre, dès qu'on veut en faire le tout de l'amour, se ramènent à deux formes opposées de l'amour de soi.
L'auteur dénonce comme étranger à l'amour l'amo amare des amants courtois; son volo amare, pour être plus près de la grandeur, n'en reste pas moins loin de l'amour: le cercle du moi n'est pas franchi. On conçoit très bien, aux antipodes du Tristan romantique, le suicide actif d'un Tristan "personnaliste" rivé, en vertu de son élection arbitraire et de sa foi en l'absurde, auprès d'une Iseult aussi fermée et aussi lointaine que la reine aux cheveux d'or du mythe médiéval. Qui pourrait nier --- et M. de Rougemont a montré cela avec une inégalable grandeur --- que l'élan aride de la volonté et la confiance en l'absurde (en un absurde apparent derrière lequel se dissimule une raison supérieure) ne soit nécessaire, aux heures de crise, pour assurer la fidélité et purifier l'amour? Mais ce rôle du vouloir ne peut être que secondaire et accidental; il tient à la misérable condition de l'homme et non à la nature de l'amour. La fidélité, dans son essence, ne repose pas sur un acte gratuit de la volonté, mais sur la conscience et l'attrait de l'éternel.
Temps présent (21 juillet 1939)
Fonte: "Gustave Thibon" - Les Dossiers H - Ed. L'Age d'Homme - 2012