Le réflexe prend le pas sur la réflexion et le signal remplace le signe
À une époque où l'homme, délivré des servitudes de la matière, devient l'esclave de ses moyens mêmes de libération et où tour se fait sous le signe de la vitesse, il n'y a rien de plus urgent que de reconquérit un peu de vrait liberté, de ne pas se laisser emporter tout entier par le mouvement --- un mouvement où le réflexe prend le pas sur la réflexion, et où le signal remplace le signe. Comment définir un signe? C'est l'évocation d'une réalité invisible par une réalité visible.. Un serrement de mains, un baiser, ce sont des signes: des gestes qui, en eux-mêmes, n'ont pas tellement d'importance, mais qui prennent une importance infinie dès qu'ils se chargent d'amitié ou d'amour. De même une oeuvre d'art: elle ne vaut que par l'invisible contenu dans le représenté. Et les mots: des paroles creuses s'ils ne renvoient pas à l'inexprimable. Mais pour aller du signe au signifié, il faut rentrer en soi-même, méditer... Tandis que le signal n'appelle que le réflexe, l'automatisme, qui exclut la réflexion, justement. Dans certains cas, il est recommandé d'avoir de bons réflexes plutôt que de réfléchir: par exemple, quand vous conduisez votre voiture, mieux vaut por vous ne pas trop méditer sur ce que vous avez à faire! Mais répondre dans tous les domaines comme un automate à tous les signaux qui nous sont adressés, à toutes les sollicitations qui nous sont faites (et c'est bien le but visé par les publicités de nous ordres), eh bien, cela nous viderait bientôt de toute substance humaine.
Ce vide intérieur, dont le premier symptôme est l'ennui qui dêvore beaucoup de nos contemporains, surtout les jeunes, est peut-être la plus grande menace qui pèse sur l'homme moderne. On nous rabâche sans cesse que nous vivons une "époque passionnante". C'est vrai, mais c'est précisément dans cette époque passionnante que se pose, avec une acuité et une urgente encore inédites dans l'Histoire, le problème de l'ennui et de l'utilisation des loisirs. La vanité et la basse qualité des distractions où se réfugient tant de nos contemporains nous donnent la mesure du vide intérieur creusé par l'absence de méditation. "Ce grand malheur de ne pouvoir demeurer en repos dans sa chambre", disait Pascal. Je sais bien qu'on ne doit pas rester toujours dans sa chambre... Mais il faut savoir y rester de temps en temps, et même assez souvent! Sans un minimum d'activité intérieure, on devient inapte à l'activité extérieure. C'est alors qu'on sombre dans l'ennui et dans l'obsession d'être "désennuyé" à n'importe quel prix (pourvu que ce ne soit pas au prix d'un effort personnel!). À propos d'ennui, on m'a raconté qu'à New York, neuf mois après la fameuse panne d'electricité qui avait duré neuf heures, on avait observé un boom des naissances. On a donc interrogé les gens: "Que voulez-vous, ont-ils réponds, il n'y avait plus de télévision, il n'y a rien d'autre à faire!" C'est un peu curieux tout de même... Ce n'est flatteur pour ces dames... ni pour ces messieurs d'ailleurs! C'est le monde à l'envers: normalement, c'est à la technique de prendre le relais de la nature; par exemple, on allume l'electricité le soit, quand le jour baisse et ne suffit plus à nous éclairer, tandis qu'en cette circonstance on a eu recours à la nature pour suppléer les défaillances de la technique.
Cette anecdote me rappelle, par contraste, un vieux souvenir. J'ai vécu quelque temps, jadis, dans le pays d'Afrique du Nord... Les indigènes peuvent rester immobiles et silencieux indéfiniment... J'en voyais qui attendaient ainsi l'autobus dans une sérénité absolue --- un autobus qui passait toutes les ving-quatre heures! "Ce sont des abrutis!" est le premier mot qui vient à l'esprit des Européens. Mais nous n'avons pas la moindre preuve qu'ils soient des abrutis! Je crois au contraire qu'ils sont beaucoup plus capables que nous de méditer et de communier avec la nature. Je me souviens d'un ami officier qui les connaissait peu: il avait demandé à son ordonnance berbère de lui amener son cheval à huit heures du matin. Puis --- il avait dû modifier ses projets --- il oublia son ordre. Voilà le pauvre. Ali qui l'attend toute la journée. Le soir, mon ami se souvient tout à coup de la consigne et se précipite, tout confus: "Comme tu as dû t'ennuyer", lui dit-il, et Ali de répondre: "Moi, m'ennuyer, capitaine? Mais je n'avis rien à faire!" Savoir ne rien faire, cela suppose parfois beaucoup plus d'esprit, et surtout beaucoup plus d'âme, que ne pas "savoir s'arrêter", comme tant de gens aujourd'hui qui se fuient eux-mêmes ans une activité frénétique.
La clef de la mesure est dans l'absolu.
Résumons-nous. Les valeurs immutables, les étoiles fixes de la destinée ne se dévoilent qu'au regard immobile et intérieur de l'homme qui médite. Seule la médotation nous met en communication avec le monde inaltérable, et nous enseigne la limite en nous révélant l'infini.
Notre siècle oublie trop souvent l'abîme qui sépare les valeurs absolues et invariables (le Vrai, le Beau et le Bien qui sont l'objet de la philosophie, de l'art et de la religion) des valeurs relatives et changeantes que brassent les sciences et les techniques. Les premières se situent au-delà du temps et ne sont pas susceptibles de progrès intrinsèque; les secondes se succèdent et se perfectionnent sans cesse au cours du temps. Il est évident que les valeurs temporelles, qui règlent l'action, doivent s'inspirer des valeurs éternelles, dont la méditation nous ouvre l'accès. Le mot de saint Augustin: "Quid hoc ad aeternitatem"? ("Qu'est-ce que cela qui n'est pas éternel?") s'applique à tout ce qui passe rapport à ce qui demeure. La clef de la mesure est dans l'absolu.
C'est par la méditation que l'homme de demain pourra dominer son siècle et juger avec pertinence les transformations que les progrès techniques et l'évolution des moeurs et des modes feront se succéder sous ses yeux. C'est en elle qu'il trouvera son unique chance d'échapper aux pressions sociales plus contraignantes que jamais à cause de la puissande toujours accrue des moyens de diffusion. La méditation, acte solitaire, vaccine l'individu contre les maladies du troupeaus, contre les épidémies de l'opinion. Savoir dire non quand il le faut et autant qu'il le faut devient l'impératif majeur de l'homme moderne. L'homme de demain aura d'autant plus besoin de méditation qu'il sera davantage voué à l'action: pour faire contrepoids à la l'action d'une part, et pour lui donner un sens d'autre part; pour échapper à la dispersion, à l'emiettement intérieur comme à la centralisation technocratique, pour résister à la règle imposée du dehors à ceux qui ne trouvent pas en eux-mêmes leurs raisons de vivre et d'agir.
La puissance même dont dispose l'homme moderne rend impérieuse l'exigence de vie intérieure. Car cette puissance non assumée par l'esprit, non orientée vers une fin supérieure, ne peut que se retourner contre nous et nous conduire au chaos et à l'esclavage, l'esclavage étant l'organisation artificielle du chaos. Dans un éclair de lucidité, le prodigieux homme d'action que fut Bonaparte fit cet aveu: "Je suis condamné par ma nature à ne remporter que des victoires extérieures." Les victoires extérieures, réduites à elles-mêmes, sont des défaites de l'âme. C'est aussi le mot du Poète: "On est vaincu par sa conquête [Victor Hugo, "L'expiation", Les Châtiments: "On était vaincu par sa conquête".]
Je vous citerai, pour conclure, ce dialogue apocryphe entre Sénèque et Néron --- apocryphe, mais que se rapporte certainement à quelque chose d'authentique, tant on y reconnaît l'esprit de Sénèque: "Mais enfin, est-ce que tu ne sais pas que mon pouvoir égale celui des dieux?" Et Sénèque lui répond: "Plus ton pouvoir se rapproche de celui des dieux, plus tu dois redouter les dieux." Autrement dit, ton être intérieur est d'autant plus menacé que ton pouvoir extérieur est grand.