"L'accéélération de l'Histoire"
Daniel Halévy a décrit notre époque comme celle de "l'accéleration de l'Histoire".
En fait, il se produit plus de changement dans une décennie actuelle que dans un siècle du passé. Tout se transforme autour de nous à une cadence de plus en plus rapide: les techniques et leurs produits sont sans cesse supplantés par de nouvelles
techniques et de nouveaux produits. L'homme d'action, s'il ne veut pas être dépassé et éliminé, doit non seulement savoir s'adpter à un présent toujours changeant, mais aussi
préparer sans cesse l'avenir. Cet état de choses a donné naissance à une nouvelle science: la prospective. Je ne reprendrai pas ce qui a été dit ici sur la prospective par mon ami Gilbert Tournier. Mais en effet, plus on va vite, plus il faut prévoir, c'est-á-dire voir ce qui ne se voit pas encore. Il est certain que si l'on conduit un char à boeufs, ce n'est pas la peine de regarder très loin devant soi. Mais si l'on est sur l'autoroute, mieux vaut savoir ce qui se passe et ce qui risque de se passer sur la plus grande distance possible. De même aujourd'hui, si
l'on conduit une entreprise... Le développement de bureaux d'études, où travaillent des hommes non engagés dans l'action à courte échénace, répond à cette exigence.
Un autre danger de l'action livrée à elle-même est celui de la stérilité intellectuelle et vitale dont s'accompagnent trop souvent le surmenage et la spécialisation. L'homme engagé dans une activité trépidante et à court terme perde facilement la capacité de réflechir, de situer et de relier les problèmes, de faire des synthèses. Il tend à réfléchir dans son action la passivité et l'automatisme des choses sur lesquelles il agit --- autrement dit, à devenir chose lui-même. Ses facultés d'initiative et de création se trouvent ainsi compromises, y compris dans sa propre spécialité. Car toute et solidaire dans l'homme comme dans la nature, et les divers étages du savoir se soutinnent réciproquement: les grands inventeurs sont des hommes complets. On a fait en Amérique cette curieuse expérience --- qui me paraît intéressante quoique peut-être un peu moins spectaculaire qu'on ne le prétend --- sur des techniciens plus ou moins "stérilisés" par une longue activité dans la même branche. On les a libérés de leur travail pour les placer dans un lieu attrayant et reposant où il n'était plus question de leur tâche professionnelle et où tout leur temps se passait en promenades, en conversations, en lectures, en concerts, en sapectacles, etc. Après quoi, rafraîchis et r´générés par ce bain de nature et de culture, ils seraient redevenus "efficients" dans leur domaine...
Je pense à ce bon évêque de l'ouest de la France, qui est très vieux aujourd'hui. Je dinais chez lui un soir. Nous étions donc à table et nous attnedions le directeur des OEuvres, un homme très pris. Il s'était fait tellement attendre que nous avions commencé le repas sans lui. Il est arrivé entre le potage et le premier plat, complètement survolté: "Messieurs, nous dit-il, vous le savez, le prête est un homme mangé! Et le vieil évêque de lui rópondre en bralant la tête: "Pourvu qu'il soit nourrisant..."
Le vertige de l'action
Naturellement, l'homme a besoin de méditer, non seulement en tant qu'homme d'action, mais en tant qu'homme tout court. Et plus encore peut-être l'homme d'aujourd'hui et de demain, car il risque d'être dénaturé par sa participation au dynamisme dévorant du monde minéral qui, autant que nous pouvons le prévoir, régnera de plus en plus sur notre planète...
On ne parle aujourd'hui que de "dynamisme" et d' "efficacité", comme si ces mots exprimaient toujours une valeur positive, et sans préciser quelle est la nature de la force exercée et de l'effet produit. Ce qu'on demande avant tout aux hommes d'action --- et cela se comprend ---, c'est l'efficacité. Mais il ne faut tout de même pas oublier que l'efficacité, en elle-même, n'est que le fait de tout ce qui produit un effet, n'importe quel effet... Si vous me donnez un coup de poing en pleine figure, l'effet s'inscrira sur ma figure à l'instant même! Si vous éduquez un enfant, l'effet sera beaucoup plus loin, plus incertain, plus subtil... Camus faisait déjà remarquer que l'efficacité du typhon n'est pas du même ordre que celle de la sève... Il y a une hiérarchie des effets, et, en règle générale, plus on descend vers la matière, plus les effets sont rapides et spectaculaires. Il ne s'agit donc pas de rechercher l'efficacité à tout prix, mais de la rechercher au niveau convenable, humain, qui n'est pas forcément celui où elle est le plus immédiatement évidente. Lá encore, la réflexion s'impose...
L'homme en proie au vertige de l'action est toujours tenté, suivant le mot d'un jeune philosophe contemporain, de "mettre sa fin dans la perfectionnement des moyens". De là résulte la crise de finalité qui affecte notre siècle. On va de plus vite, mais on ne sait plus où on va... On cherche aussi à compenser, par l'accumulation de l'avoir, l'unité perdue de l'être. L'homme moderne ressemble à un homme qui aurait sacrifié ses entrailles pour se procurer une énorme quantité d'aliments, et qui mangerait sans cesse sans jamais rien assimiler. Il souffre d'une sorte de diabète ontologique... (le sens étymologique du mot diabète, c'est passer au travers...).
"Singulière fortune, écrit Baudelaire, Où l'homme dont jamais l'espérance n'est lasse/Pour trouver le repos, court toujours comme un fou." Celui qui ne sait plus méditer cherche refuge dans l'agitation. Sa règle de vie se réduit à ceci: faire n'importe quoi, mais faire quelque chose. Cette fièvre de l'action agit comme un narcotique sur nos plus hautes facultés. En effet, par les satisfactions qu'elle donne et par la fatigue qu'elle procure, l'action tend toujours à trouver sa justification en elle-même: la bonne conscience" inhperente à l'homme qui "a bien travaillé" lui voile les problèmes suscités par son action. Allez dire, par exemple, à un industriel que les produits qu'il fabrique sont peut-être inutiles ou nocifs: le pauvre homme, déjà obsédé par son labeur quotidien et les soucis de production et de vente, ne manquera pas de vous renvoyer à vos propres affaires avec une certaine irritation... Il n'est pas facile de hausser les problèmes techniques et économiques au niveau humain et social.
Continua ...
Un autre danger de l'action livrée à elle-même est celui de la stérilité intellectuelle et vitale dont s'accompagnent trop souvent le surmenage et la spécialisation. L'homme engagé dans une activité trépidante et à court terme perde facilement la capacité de réflechir, de situer et de relier les problèmes, de faire des synthèses. Il tend à réfléchir dans son action la passivité et l'automatisme des choses sur lesquelles il agit --- autrement dit, à devenir chose lui-même. Ses facultés d'initiative et de création se trouvent ainsi compromises, y compris dans sa propre spécialité. Car toute et solidaire dans l'homme comme dans la nature, et les divers étages du savoir se soutinnent réciproquement: les grands inventeurs sont des hommes complets. On a fait en Amérique cette curieuse expérience --- qui me paraît intéressante quoique peut-être un peu moins spectaculaire qu'on ne le prétend --- sur des techniciens plus ou moins "stérilisés" par une longue activité dans la même branche. On les a libérés de leur travail pour les placer dans un lieu attrayant et reposant où il n'était plus question de leur tâche professionnelle et où tout leur temps se passait en promenades, en conversations, en lectures, en concerts, en sapectacles, etc. Après quoi, rafraîchis et r´générés par ce bain de nature et de culture, ils seraient redevenus "efficients" dans leur domaine...
Je pense à ce bon évêque de l'ouest de la France, qui est très vieux aujourd'hui. Je dinais chez lui un soir. Nous étions donc à table et nous attnedions le directeur des OEuvres, un homme très pris. Il s'était fait tellement attendre que nous avions commencé le repas sans lui. Il est arrivé entre le potage et le premier plat, complètement survolté: "Messieurs, nous dit-il, vous le savez, le prête est un homme mangé! Et le vieil évêque de lui rópondre en bralant la tête: "Pourvu qu'il soit nourrisant..."
Le vertige de l'action
Naturellement, l'homme a besoin de méditer, non seulement en tant qu'homme d'action, mais en tant qu'homme tout court. Et plus encore peut-être l'homme d'aujourd'hui et de demain, car il risque d'être dénaturé par sa participation au dynamisme dévorant du monde minéral qui, autant que nous pouvons le prévoir, régnera de plus en plus sur notre planète...
On ne parle aujourd'hui que de "dynamisme" et d' "efficacité", comme si ces mots exprimaient toujours une valeur positive, et sans préciser quelle est la nature de la force exercée et de l'effet produit. Ce qu'on demande avant tout aux hommes d'action --- et cela se comprend ---, c'est l'efficacité. Mais il ne faut tout de même pas oublier que l'efficacité, en elle-même, n'est que le fait de tout ce qui produit un effet, n'importe quel effet... Si vous me donnez un coup de poing en pleine figure, l'effet s'inscrira sur ma figure à l'instant même! Si vous éduquez un enfant, l'effet sera beaucoup plus loin, plus incertain, plus subtil... Camus faisait déjà remarquer que l'efficacité du typhon n'est pas du même ordre que celle de la sève... Il y a une hiérarchie des effets, et, en règle générale, plus on descend vers la matière, plus les effets sont rapides et spectaculaires. Il ne s'agit donc pas de rechercher l'efficacité à tout prix, mais de la rechercher au niveau convenable, humain, qui n'est pas forcément celui où elle est le plus immédiatement évidente. Lá encore, la réflexion s'impose...
L'homme en proie au vertige de l'action est toujours tenté, suivant le mot d'un jeune philosophe contemporain, de "mettre sa fin dans la perfectionnement des moyens". De là résulte la crise de finalité qui affecte notre siècle. On va de plus vite, mais on ne sait plus où on va... On cherche aussi à compenser, par l'accumulation de l'avoir, l'unité perdue de l'être. L'homme moderne ressemble à un homme qui aurait sacrifié ses entrailles pour se procurer une énorme quantité d'aliments, et qui mangerait sans cesse sans jamais rien assimiler. Il souffre d'une sorte de diabète ontologique... (le sens étymologique du mot diabète, c'est passer au travers...).
"Singulière fortune, écrit Baudelaire, Où l'homme dont jamais l'espérance n'est lasse/Pour trouver le repos, court toujours comme un fou." Celui qui ne sait plus méditer cherche refuge dans l'agitation. Sa règle de vie se réduit à ceci: faire n'importe quoi, mais faire quelque chose. Cette fièvre de l'action agit comme un narcotique sur nos plus hautes facultés. En effet, par les satisfactions qu'elle donne et par la fatigue qu'elle procure, l'action tend toujours à trouver sa justification en elle-même: la bonne conscience" inhperente à l'homme qui "a bien travaillé" lui voile les problèmes suscités par son action. Allez dire, par exemple, à un industriel que les produits qu'il fabrique sont peut-être inutiles ou nocifs: le pauvre homme, déjà obsédé par son labeur quotidien et les soucis de production et de vente, ne manquera pas de vous renvoyer à vos propres affaires avec une certaine irritation... Il n'est pas facile de hausser les problèmes techniques et économiques au niveau humain et social.
Continua ...