domingo, 23 de setembro de 2012

Méditation et action (I)

Ce texte a été établi d'après un enregistrement dactylographié (sans indication de lieu ni de date) et le manuscrit d'un plan de conférence. Conférences données sous ce titre dans les années 1960.

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Précisions d'abord le sens des mots. Méditer signifie réfléchir avec force sur quelque chose. En ce sens, la méditation est dejà une action, mais une action intérieure à l'homme. Quant au mot action, il désigne, dans le vocabulaire courant, une intervention sur le monde extérieur. Si nous disons par exemple que tel médecin que c'est un homme très actif, nous entendons par là non pas qu'il médite puissamment dans le silence de son cabinet, mais qu'il voit beaucoup de malades.

Il n'y a pas opposition mais corrélation entre la méditation et l'action

On peut très bien méditer sans produire aucune action extérieure, mais l'inverse n'est pas vrai: on ne peut pas agir sans méditer (sauf dans les actions purement réflexes.) L'homo faber n'est pas concevable sans l'homo sapiens. Il n'y a donc pas opposition mais corrélation entre la méditation et l'action. Et c'est cette perpétuelle osmose entre la vie intérieure et la vie extérieure, entre la pensée et la main, qui a permis le progrès des sciences et des techniques. Les mathématiques appliquées procèdent des mathématiques pures: la première machine à calculer est née de la méditation de Pascal sur les nombres...

La méditation porte sur l'essence des choses (ou sur leur existence en tant que représentée), tandis que l'action concerne leur existence concrète et leur matérialité. Marx, théoricien de l'action, nous dit que le monde nous est donné "pour être transformé et non pour être contemplé". Mais pour transformer, il faut d'abord connaître ce qu'on transforme, et ensuite savoir dans quel sens on va le transformer. Le menuisier, avant de commencer à fabriquer une table, a déjà une idée précise de cette table --- et c'est cette idée, cette représentation qui le guide dans son travail et lui fait choisir ses matériaux et ses outils. L'action met en oeuvre les moyens nécessaires à la réalisation d'un but déjà présent à l'esprit.

Dès qu'on veut réaliser quelque chose, dans tous les domaines, y compris les plus élevés, il faut faire appel à une méthode, c'est-à-dire à une technique, il faut utiliser certaines "ficelles" : il y a une technique de la peinture, par example, une technique de la poésie et même, pour le prêtre, une technique de l'apostolat. Seulement, bien entendu, il faut qu'il y ait un peu autre chose que la technique, il ne faut pas que les ficelles s'agitent toutes seules... Dans certains discours académiques ou religieux, on les voit d'une lieue, ces ficelles --- c'est assommant! En Amérique, j'ai entendu parler de la "technologie du salut". La technologie pénètre partout vraiment! Je racontais à tout à l'heure à Gilbert Tournier cette petite anecdote qui m'a beaucoup amusé: dans une certaine rue d'Avignon, il y a beaucoup de demoiselles "de petite vertu" --- Avignon est une ville pittoresque où elles s'etalent beaucoup, ces demoiselles, d'une façon d'ailleurs assez inoffensible. Eh bien! il y a une vingtaine d'années, elles arrêtaient le passant en lui disant: "Viens, je serai gentille...", et l'autre jour, j'ai constaté qu'elles avaient changé de formule! Maintenant, elles lui disent: "Tu sais, je suis une spécialiste..." ! Oui, aujourd'hui la technique se loge absolument partout...

Seul l'animal, dont les instincts sont réglés et finalisés une fois pour toutes, peut s'offrir le luxe d'agir sans réfléchir. Un oiseau qui fait son nid amasse de la mousse et des brindilles sans se creuser la tête! C'est dans ce sens que Rousseau, apôtre de la "bonne nature", disait que "l'homme qui médite est un animal dépravé". Mais c'est pour ela aussi que l'animal est incapable d'initiative et de création: tout les nids d'hirondelles se ressemblent depuis l'origine du monde, tandis que l'architecture des maisons construites par les hommes évolue sans cesse.

L'homme est "condamné au sens": il modifie le monde extérieur en fonction d'un project, d'une valeur, qui naissent de sa méditation. On pourrait dire qu'il y a le même rapport entre la méditation et l'action qu'entre l'âme et le corps tels que les définit le philosophe allemand Klages: "L'âme est le sens du corps et le corps est le signe de l'âme."

L'equilibre entre la méditation et l'action peut être rompu de deux manières.

La première consiste à penser pour penser, avec tout ce que cele comporte de facilités et d'illusions, car enfin, dans le domaine des idées, tout est permis... Les choses de l'esprit sont extrêmement malléables, on peut en faire ce qu'on veut, toutes les combinaisons sont possibles, et il n'y a aucune espèce de sanction, tandis qu'avec la matière on risque toujours de tomber dans l'irréparable, dans l'irréversible. C'est sérieux, la matière... Nous devrions mettre autant de rigueur dans le domaine intellectuel que nous sommes obligés d'en mettre dans le domaine matériel. Si un garde-barrière se comportait avec les trains comme certais intellectuels (ou hommes politiques) se comportent avec les idées, qu'arriverait-il? Qui donc a dit: "Dieu pardonne toujours, l'homme quelquefois, la nature, jamais"?

La deuxième consiste à agir pour agir, sans finalité, sans référence à l'idée ou à l'idéal --- avec tout ce que cela entraîne d'agitation, de trépidation, d'appauvrissement de l'être intérieur et, à la limite, d'abrutissement. C'et le prope de l'homme d'être toujours en équilibre instable, d'être toujours menacé de tomber tantôt d'un cotê, tantôt de l'autre... Quand nous marchons, nous rattrapons à chaque pas le commencement d'une chute...

Le monde antique et le monde médiéval penchaient vers la méditation, au mépris de l'action. Les Anciens --- à quelques exceptions près, comme Archimède --- ne songèrent pas à développer les possibilités d'applications techniques contenues dans les mathématiques pures. Il est étonnant de voir à quel point la plupart d'entre eux méprisaient la technique. Dans ses Lettres à Lucilius, Sénèque parle des trois inventions qu'on venait de faire à l'époque: le chauffage central, la sténographie et les vitres transparentes. Trois choses assez importantes tout de même, du point de vue pratique... Eh bien, voilà ce qu'il en dit: "Tout cela n'est pas le fait de la sapientia (de la sagesse), mais de la sagacitas (de l'habileté, mère des techniques, du savoir-faire...) et ce qui prouve l'insignifiance de ces choses, c'est que ce sont des esclaves, comme par hasard, qui les ont inventées. La sagesse vise plus haut..."

Le monde moderne au contraire penche dangereusement vers l'action. Les prodigieuses transformations opérées sur la matière et dans nos conditions de vie, grâce au développement des techniques, nous amènent à valoriser les sciences et à déprécier la connaissance spéculative comme un jeu stérile de l'esprit. "À quoi cela mène-t-il?" dit-on dédaigneusement à propos des études purement littéraires ou philosophiques. Si nous représentons les deux choses dont nous parlons: l'une, la spéculation, par le mirroir (puisque spéculation vient de speculum: miroir), et l'autre, l'action, par le marteau, nous dirons qu'aujourd'hui il faut veiller surtout à ce que le marteau ne brise pas le miroir, ne sarai-ce que parce que si le miroir était brisé, l'action serait défigurée.

L'homme du XXe siècle est victime d'une rupture d'équilibre entre sa puissance sur les choses et ses capacités de vie intérieure. Son action est désorientée par le manque de méditation. Il n'a plus le temps de penser, dit-il, plus le temps de lire, plus le temps de consacrer une heure à quoi que ce soit d'un essentiel (conversation avec un proche, avec un ami, échange de lettres, etc.): l'existence le dévore, la matière l'absorbe. Il paraît pourtant que les machines ont été inventées pour nous libérer, nous donner du temps... Il faut croire que nous ne savons pas nous en servir. Les progrès techniques, dont la fonction, en principe, est de réduire notre esclavage, nous asservissent, en fait, toujours davantage. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond! Ce qui ne tourne pas rond, c'est que ce qui intéresse les hommes, au fond, ce n'est pas d'avoir le temps, mais de savoir comment gagner toujours plus de temps, et ce n'est pas d'être libre, mais de savoir comment se libérer toujours davantage: en un mot, ce n'est pas la fin, mais la performance de leurs moyens.

Continua...

Fonte: "Les hommes de l'eternel" - Conférences au grand public (1940-1985) établies et présentes par Françoise Chauvin - Mame, Paris, 2012