La pensée fait la grandeur et la misère de l'homme. Elle conçoit la perfection, l'éternité et le dieux, mais ce monde idéal qu'elle nous révèle, elle ne nous le donne pas et, par contraste, elle nous rend insupportables l'écoulement et l'impureté du monde réel. Penser, en un sens, c'est désespérer: il ne faut pas penser, disent spontanément les gens du peuple en face du malheur ou de la mort; et Taine fait écho à cette ténébreuse sagesse quand il déclare qu'aucun homme réflechi ne peut espérer.
Je connais la réponse des optimistes de tour plumage: rationalistes, progressistes, y compris les chrétiens qui croient à l'oeuvre de Dieu plus qu'en Dieu lui-même: cette pensée qui sécrète le désespoir porte aussi en elle l'antidote du désespoir. Car le pouvoir de l'esprit humain ne se borne pas à réfléchir sur la nature: il est capable aussi de la transformer. Et si la pensée pure nous incline à désespérer d'un monde si étranger à notre âme et à nos voeux, la pensée prolongée par la main qu'elle guide peut travailler efficacement à rendre ce monde moins désespérant. La technique, qui est aussi un produit de l'esprit, corrige ou atténue ces imperfections de la nature qui font le scandale de la raison spéculative. Moralité: après avoir contemplé les lacunes de la création, travaillez à les combler; sinon, chacun de vos regards sera obscurci par une larme.
Ce discours est vrai, mais jusqu'où? Il réponde à mon besoin de logique, de continuité, de securité: il ne convainc pas les parties supérieures de mon être. Ce qu'il y a de désespérant dans la condition humaine---la fuite du temps, la dispersion, le péché et, par-dessus tout, la vanité---n'est pas annulé par les innombrables retouches que l'homme peut apporter à l'oeuvre de Dieu. Et puis, toutes ces lacunes de la création ne sont-elles pas aussi des fenêtres ouvertes sur un autre monde qui est le vrai lieu de l'esprit? Un exil trop bien aménagé ne risque-t-il pas de nous faire oublier la patrie perdue? Et si toutes les raisons de désespérer du monde s'évanouissaient, sur quoi s'appuierait la raison d'espérer en Dieu?---Mais ce Dieu, vouz ignorez ce qu'il est, et, même, s'il est.---Peut-être, mais j'espère en lui dans la nuit. Et l'espérance serait-elle une vertu surnaturelle si tout ne la contredisait pas dans la nature?
Fonte: "L'ignorance étoilée" - Editions Fayard
Je connais la réponse des optimistes de tour plumage: rationalistes, progressistes, y compris les chrétiens qui croient à l'oeuvre de Dieu plus qu'en Dieu lui-même: cette pensée qui sécrète le désespoir porte aussi en elle l'antidote du désespoir. Car le pouvoir de l'esprit humain ne se borne pas à réfléchir sur la nature: il est capable aussi de la transformer. Et si la pensée pure nous incline à désespérer d'un monde si étranger à notre âme et à nos voeux, la pensée prolongée par la main qu'elle guide peut travailler efficacement à rendre ce monde moins désespérant. La technique, qui est aussi un produit de l'esprit, corrige ou atténue ces imperfections de la nature qui font le scandale de la raison spéculative. Moralité: après avoir contemplé les lacunes de la création, travaillez à les combler; sinon, chacun de vos regards sera obscurci par une larme.
Ce discours est vrai, mais jusqu'où? Il réponde à mon besoin de logique, de continuité, de securité: il ne convainc pas les parties supérieures de mon être. Ce qu'il y a de désespérant dans la condition humaine---la fuite du temps, la dispersion, le péché et, par-dessus tout, la vanité---n'est pas annulé par les innombrables retouches que l'homme peut apporter à l'oeuvre de Dieu. Et puis, toutes ces lacunes de la création ne sont-elles pas aussi des fenêtres ouvertes sur un autre monde qui est le vrai lieu de l'esprit? Un exil trop bien aménagé ne risque-t-il pas de nous faire oublier la patrie perdue? Et si toutes les raisons de désespérer du monde s'évanouissaient, sur quoi s'appuierait la raison d'espérer en Dieu?---Mais ce Dieu, vouz ignorez ce qu'il est, et, même, s'il est.---Peut-être, mais j'espère en lui dans la nuit. Et l'espérance serait-elle une vertu surnaturelle si tout ne la contredisait pas dans la nature?
Fonte: "L'ignorance étoilée" - Editions Fayard